Bienvenue sur le site de Jean BRUYAT
Contes, Nouvelles et Romans...

 

Histoires d'hier et d'aujourd'hui…
Jean Bruyat, sous sa plume sensible nous emmène dans le sillage des mots,
à l'écoute du temps, là où la mémoire funambule, là où nous retrouvons nos racines ou notre enfance.
Il était une fois …

 


Retour à l'index


 

 

LA PASSANTE - JEAN BRUYAT

                  


     

Extraits



L’usine,


                     ...« Un » Avenue de la Galochère…Monde merveilleux s’il en fut. Univers magique. Les formes, les couleurs et les odeurs se mélangeaient au hasard des découvertes de mon enfance. Le toucher, la vue, l’odorat ont à l’évidence joué un rôle important dans la construction du petit garçon que j’étais et qui a eu l’énorme chance de pouvoir fureter partout, librement, dans cet espace hors du commun. Nez au vent. Imagination en bandoulière. Je pouvais me repérer en fermant les yeux. Rien qu’en humant les différentes atmosphères dégagées, je savais où j’étais.
                       ...Les bureaux. Parfum d’encre à peine séchée. Senteur de papier. Fragrance boisée des crayons fraîchement taillés au-dessus de la table de Monsieur Promonet. Homme discret  à la mèche rebelle. Accroche-cœur qu’il tirebouchonnait régulièrement autour de son index. Il avait été, si, je me souviens bien, à ses heures, entraîneur d’un club de basket dans l’est de la France, à Auboué. Air enfumé, à forte densité de tabac froid. Pestilence où dormaient la plupart du temps des restes des « Gitanes »  de Monsieur Jaillet ou les mégots de « Gauloises » de Monsieur Causse
(*). Tous gisaient lamentables, emmêlés, écrasés, déformés, méconnaissables dans les cendriers que ces fumeurs invétérés oubliaient régulièrement de vider  
                  ...Cette usine était tout à la fois. Scène merveilleuse de mon théâtre intérieur. Coulisses innombrables aux réserves inépuisables. Décors fantastiques, grandeur nature, variant d’un atelier à l’autre. Accessoires réels, disponibles à n’importe quel moment de l’histoire que j’inventais, que je me racontais, que je vivais. Herses, cintres à allure de pont roulant ouverts sur le ciel des exploits des personnages que j’interprétais et que je vivais intensément. D’autant que je lisais leurs aventures dans « l’intrépide », mon hebdomadaire préféré : Surcouf, Tarzan, Marcel Cerdan, Bug Dany, Buffalo-Bill, Sitting-Bull…Ils se disputaient l’espace avec beaucoup d’autres dont je ne me souviens plus. Tous ont évolué, sans jamais le savoir, en permanence dans ces lieux. Ils vécurent là, à mes côtés et surtout grâce à moi, des aventures époustouflantes, extraordinaires. Épisodes hélas encore aujourd’hui méconnus d’eux-mêmes, de leurs créateurs, voire de leurs descendants. J’étais et je suis toujours  le seul à détenir tous ces secrets. Je devrais probablement en tirer une certaine réputation. Célébrité étant, à mes yeux, un vocable un peu fort.           
                       

                      ...Bâtiments démesurément grands. Sans doute l’étaient-ils. Conformes à l’échelle des fabrications et des activités. Autour de la cour rectangulaire, traversée d’est en ouest par un énorme pont roulant, se répartissaient une suite d’ateliers ou de structures plus ou moins imposantes.En première ligne, sur la droite, les vestiaires avec la pointeuse et son lot de cartons, un par ouvrier, à gauche de la porte, face à la conciergerie, poste de surveillance idéal. Elle en vivait des aventures cette pointeuse ! Elle en connaissait des secrets ! Elle les cachait derrière le mouvement de son balancier ! Tic ! Un secret à gauche. Tac ! Un secret à droite. Pas plus de deux en même temps. Pourtant, elle poinçonnait parfois deux cartons d’affilé sans tenir compte de celui qui pointait…La machine bien que relativement au point, restait une machine. Elle comportait heureusement, quelques imperfections.  Un ouvrier enregistrait  avec son heure d’arrivée celle d’un camarade qui allait être en retard…Ce n’était pas tricher,  c’était tout simplement une preuve vivante de la solidarité qui régnait au niveau de la  classe ouvrière de l’époque. Quelques minutes seulement de retard et c’était un quart d’heure qui était supprimé sur la paye du mois. Ça ne plaisantait pas !

 

Le château d’eau,

          ...Aujourd’hui, plus aucune trace du château d’eau, géant abattu froidement en 1980. Je revois sa carcasse de colosse agonisant. Il gisait à terre, tel un pantin désarticulé, dans notre ancien jardin, emmenant avec lui pour toujours, ses secrets…Dieu sait s’il devait en avoir ! Peut-être est-ce mieux ainsi ? À trop vouloir révéler les mystères, plus rien n’étonne. Tout devient normal. Tout est lisse. Tout s’explique. Il faut parfois savoir préserver une part d’irrationnel afin de conserver l’imaginaire. La quête de vérité plutôt que la révélation…La démarche intellectuelle, la recherche plutôt que le constat. Poste idéal d’observation pendant la seconde guerre mondiale pour les Américains qui avaient établi leur « QG » à l’usine. Géant paisible qui abrita nos premiers secrets d’adolescents. Grand consommateur de pompes à eau que mon père réparait régulièrement. Patiemment. Je l’accompagnais souvent dans le local technique tout en bas, blotti entre les quatre pattes du monstre. 

                                                     
                                                                                   

Le bistrot,

 

                    ...Vieux bistrot qui en a vécu des épisodes, des Pacallet, en passant par Amalric, sans oublier Soyer, ou Bonniot… Poumon du quartier, ancien élément central des vogues des 14 juillet d’autrefois, lui aussi, a disparu.  Finis les stands de tir à la carabine avec leurs pipes en terre cuite, l’odeur de la poudre et le tintement si caractéristique des balles sur les plaques métalliques de protection placées derrière les cibles. Terminées les loteries avec leurs petits billets numérotés, roulés, emprisonnés dans une bague de couleur.  Vingt centimes les roses, cinquante les vertes…Et le rêve démarrait.                            
                  ...Un bistrot peut en cacher un autre, surtout à « la Galo » où l’on a pu en compter jusqu’à sept ! Suzy Dousset, fille d’Armel Pacallet, évoque elle aussi le café restaurant qu’elle a connu en 1932, au moment où Suzanne et ses parents le laissèrent pour aller s’installer là où ils habitent aujourd’hui, à côté de la laiterie devenue depuis annexe des ateliers municipaux.
Le gros livre s’ouvre, laissant glisser les regards attentifs sur quelques photos que le temps a jaunies et rendues encore plus belles. Elles ont pour elles la fragilité du souvenir qu’elles effleurent à peine. La puissance évocatrice de l’imaginaire qu’elles réveillent tout doucement. Tout y est. On retrouve l’architecture générale du carrefour. L’allure des bâtiments, le café restaurant, la route et les rails du tram. On peut également deviner, sur l’arrière, les deux étages de la ferme qui existait avant les établissements Rivoire, donc bien avant l’usine Neyrpic.

 
Les Anguisses, 


...Au-dessus de l’usine, un autre espace, tout aussi riche et intéressant, occupait mes jeudis ainsi que les vacances scolaires en général. Selon les saisons, les activités variaient. Les copains aussi. En été, le sous-bois généreux, les sentiers dont je connaissais chaque profil, chaque virage, presque chaque pierre, abritaient des épopées fantastiques. Combien de batailles à l’issue incertaine ont pu avoir lieu ! De valeureux Comanches ou des Sioux plus rusés les uns que les autres, affrontaient des cow-boys en quête de territoires. La lutte était impitoyable. Les balles perdues sifflaient à nos oreilles. Des flèches, tirées de carquois en carton gaufré,  atteignaient rarement leur cible…Heureusement quand je repense aujourd’hui à ces échanges de tirs ratés j’ai acquis la conviction que c’était, outre notre maladresse, à cause de la qualité défectueuse du noisetier qui constituait la matière essentielle de nos arcs…à moins que les cordes utilisées ne fussent pas assez tendues ? Une énigme de plus que je ne saurais résoudre après tant d’années.



La scierie,

 

        ...En face de l’usine, le fameux portail en bois de la scierie Machot. La plupart du temps il restait ouvert sur la rue, offrant à nos yeux émerveillés un spectacle toujours varié. Scies à ruban et raboteuse quatre passes se disputaient l’espace. Les troncs, entreposés le long de la route du Mûrier, étaient acheminés jusque dans l’atelier grâce à un énorme trinqueballe, manœuvré par deux hommes. Les géants de six à sept mètres de long gisaient,  dans la partie centrale, sur des chevrons disposés perpendiculairement. Les ouvriers pouvaient ainsi faire tourner le tronc plus facilement à l’aide d’un crochet tourne billes à long manche et enlever l’écorce sur tout le pourtour du fût. Tour à tour, « Mémé » ou Marcel Trouillon, à petits coups de hache à peler, dénudaient le tronc, sous le regard expert de Jules Bonnet-Machot qui surveillait le travail. 


La laiterie,

           ...Ma mère, bidon d’aluminium à la main, allait souvent chercher du lait. Je l’accompagnais rarement car, aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne supportais pas cette odeur de lait que je trouvais fadasse. Elle m’écœurait au plus haut point.  J’ai pourtant consommé ce « breuvage » jusqu’à l’âge de six ans…La laiterie, quant à elle,  fonctionnera jusqu’en 1947. Je pénétrai de nouveau dans cet ensemble, dans les années 1956. Le grand frère de mon camarade Jean-Loup Favre nous avait accueillis dans le  premier local à gauche de l’entrée autour d’une table de ping-pong, appartenant, me semble-t-il à la cellule des « Jeunesses Communistes » de Saint Martin d’Hères dont il devait à l’époque faire partie.


Le bureau de tabac,

 

          ...À l’angle de la petite rue qui menait aux Eparres,  une construction de forme triangulaire abritait deux commerces, aussi petit l’un que l’autre : un salon de coiffure, avec un seul fauteuil, tenu par le père de Michel Rossero, Oreste, et le bureau de tabac, domaine un peu moins exigu, exploité par Madame Boireau. C’est à partir de là que, quelques années plus tard, les plus grands, ceux qui avaient le droit d’acheter leurs cigarettes, nous fournissaient en « Royales » ou en « P4 », voire en « Chesterfield», quand nous étions plus argentés ou socialement plus évolués...
 


L’épicerie et le bistrot Constant,

    

                       ...En face du bureau de tabac, le dernier bistrot de la Galo, avec bien évidemment son jeu de boules et chose curieuse, une petite épicerie en bout du bâtiment. Constant était un diminutif car le brave homme d’origine grecque, s’appelait en réalité Efthymiopoulos Constantin…D’où, en raccourci,  Constant ! Cheveux bouclés, lunettes rondes, accent bizarre, il portait la plupart du temps, un tablier bleu muni d’une grande poche sur le devant.  

 

Le Bar Louis,

                      ...Station de la Galo. Entre rail et route. Halte obligée des voyageurs se rendant aux Anguisses. Carrefour de l’information pour d’autres en quête de nouvelles toujours fraîches. Le « Bar Louis », sous l’aile accueillante de sa verrière, offrait à tous l’hospitalité sage et tranquille du patron et de la patronne, Louis et Marie Gontard, originaires des Hautes Alpes et installés à St Martin d’Hères depuis janvier 1926.  En écoutant Suzanne Plat, leur fille, faire revivre ce petit peuple des années trente, on a l’impression que soudainement la salle à manger frissonne de personnages plus truculents les uns que les autres. Les joueurs de belote, tels le père Roche, qui restaient parfois jusqu’à quatre heures d’affilée à calculer les coupes, à déployer des trésors de stratégie pour piéger l’adversaire. A refaire le monde tout en redistribuant les cartes...devant la même tisane.



La Sacer,
 

                     ...Après le « Bar Louis » et l’arrêt des VFD, s’étendaient les locaux de la « SACER » (*) (Société Anonyme de Construction et d’Entretien des Routes). La flotte de roulottes et de rouleaux compresseurs occupait l’espace central. Au fond de la cour un hangar immense servait d’atelier de réparations. Les parents de Kléber Comte, après plusieurs années passées à arpenter les routes, tenaient la conciergerie. Petit bâtiment de plain-pied situé à droite de l’entrée. À une époque, le couple se déplaçait de chantier en chantier. L’homme, jovial, petit, rougeau et trapu, était toujours à la manœuvre, debout sur son engin, derrière le volant. Il pilotait  son monstre à vapeur  tout en admirant le   paysage   qui   défilait, monotone, dans   un   vacarme  épouvantable, à quelques kilomètres à l’heure….Le temps ne comptait pas à cette époque.


L’atelier Gerin,
 

             ...Père et fils travaillait dans un petit atelier de mécanique de précision situé chemin de Rhue, légèrement en retrait de la chaussée, mais visible de la rue, grâce à une petite baie vitrée munie de barreaux, comme il se faisait à cette époque, en fer à « t », avec le plat tourné vers l’extérieur. Derrière ce vitrail cerclé de bleu, une grosse lampe rajoutait son halo de lumière. Marcel officiait là, tranquillement. Homme affichant toujours une certaine sérénité, il prit la succession de son père Émile en 1959. Neyrpic lui confiait  parfois des commandes et je me souviens que j’accompagnais quelquefois Marius Gros, le chauffeur de l’usine de la Galo qui venait soit apporter une commande soit la récupérer. Je retrouvais d’ailleurs, dans  cet atelier, un peu  l’univers de l’estanco de mon père.
 

Le tamaniard,


              ...La famille Fantin habitait un peu plus loin que l’atelier Gerin, sur le côté droit de la rue, une maison à un étage avec une petite cour devant.  Dans une salle au rez-de-chaussée, l’abbé Jacolin réunissait les enfants du patronage le jeudi après-midi. Nous regardions là des films fixes, surtout des « Tintin ». Parfois, nous jouions « au foulard » sur l’espace en herbe devant la maison.



Les cordonniers,


 
            ...Monsieur Fabri tenait boutique dans un minuscule atelier qui a toujours été  pour moi une   énigme, tant il me semblait mystérieux, en bordure de l’avenue Jean Jaurès, juste après l’épicerie. Je me souviens que je n’aimais pas y aller. Quant à l’autre, le père Dolci, il travaillait à domicile, chemin de Rhue. Lorsque je le croisais, je me demandais chaque fois si  le reste de cigarette collé à sa lèvre inférieure allait tomber. Le brave petit mégot suivait chaque mouvement. Il montait et descendait au rythme des mots. Il poussait même parfois l’audace jusqu’à se plaquer, irrévérencieux, à la lèvre supérieure…Ainsi allait le père Dolci, clopin-clopant, son vélo à la main. C’était plus prudent et cela  lui assurait la stabilité qu’il avait dû oublier, quelques instants auparavant, sur un coin de comptoir.



L’épicerie,


                ...Au 29 avenue Jean Jaurès, un immeuble. En bas, au rez-de-chaussée, à droite une boucherie occupée par les couples Pangon puis Durupty, à gauche, le Comptoir d’épicerie fine tenu par Noël et Juliette Veyret...Cette dernière raconte : « L’épicerie de la Galo, nous l’avons reprise avec mon mari, lorsque Monsieur et Madame Bayard sont partis à la retraite, en 1955, après plus de vingt années de bons et loyaux services chez Badin Defforey. Je me souviens encore de ce voyage à Lagnieu, avec la Celta 4 de Monsieur Bayard. Nous avons été reçus comme des rois par Denis Defforey. Quelle aventure ! Et au bout, la signature de notre contrat qui nous a fixés dans le quartier jusqu’en 1970.  A cette époque, on travaillait sept jours sur sept, sauf le dimanche après-midi. Les gens avaient l’habitude. Certains même, nous laissaient leur panier avec la note de commissions .Le soir, ils repassaient et emportaient le tout. Quand j’y pense ! Et ceux qui venaient là pour bavarder. La vie se déroulait suivant une autre notion du temps que maintenant..."



L’école,


    ...Grand bâtiment avec une galerie qui servait de promenoir aux enseignants pendant les récréations. Un aller à l’endroit. Un retour à l’envers. La surveillance des élèves se tricotait peu à peu en fonction de la longueur des pas mesurés des instituteurs et des institutrices. Les hommes d’un côté. Les femmes de l’autre. Les filles à gauche. Les garçons à droite. On ne se mélange pas. D’ailleurs, un grand mur séparait les deux cours. Chacun chez soi.
              ...Un soir, à quatre heures, ce fut, en face de l’école, le talus du tram qui nous offrit sa pente généreuse. Assis sur nos cartables, nous glissions sans retenue, à rires déployés. Heureux. Les descentes se succédaient à un rythme effréné…mais la neige, insidieuse, perfide, en silence pénétrait chaque fois un peu plus à l’intérieur du cartable… La surprise fut grande en arrivant à la maison. Il fallait voir la mine des cahiers. Plutôt grise. Voire violette !
Que de pages écornées, mouillées, tachées par l’encre qui évidemment avait déteint. Que d’heures passées le soir même à réparer les dégâts ! Il était impensable de présenter à notre maître, autre chose que des cahiers propres et bien tenus. La leçon porta ses fruits car l’expérience luge avec les cartables ne fut jamais renouvelée.


 






TOUTE REPRODUCTION, MEME PARTIELLE, INTERDITE SANS L'ACCORD ECRIT DE L'AUTEUR.
  

 


Retour à l'index