Paris gare de Lyon, 19h35. Je
descends du TGV en provenance de Grenoble. La foule est là. Habituelle.
Compacte. Colorée. Je l’observe un instant. J’hésite. J’éprouve un sentiment
bizarre. L’impression de chercher quelqu’un. Un autre moi-même. Un être complémentaire.
Quelqu’un qui me ressemble. Un double que je ne connais pas encore, mais qui,
je n’en doute pas, me reconnaîtra. Qui
n’a pas rêvé un jour de rencontrer cet ami, ce frère, ce jumeau…Cette
ombre dont on ne se défait qu’à contre
jour, à contre temps, à contre cœur, à contre vie. J’avance. Sensation confuse mais réelle. Ça
me perturbe. C’est un peu comme si
j’avais déjà vécu ce moment. Quand ? Je serais incapable de le dire.
Où ? Peut être en ce lieu. Un autre. Une gare ! Celle-là ?
Pourquoi pas ! Je ne sais plus. J’avance. À
vrai dire, je n’ai pas envie de savoir. C’est un espace construit comme tous
les autres autour de rencontres et de séparations. Comme la vie. Rencontre avec
des inconnus. Avec l’inconnu. Toujours. On chemine sans cesse côte à côte avec
des étrangers. On les croise. On les ignore parfois. On
les évite quand ils gênent. Quand ils nous renvoient une image que l’on ne
supporte pas.... Que l’on ne comprend plus. Que l’on ne veut pas voir de
crainte de ne pas maîtriser la situation. Perdre la face devant la soudaineté,
l’inattendu. Ça dérange. J’avance.
................................................................
Un entremetteur zélé, visage
bouffi et coiffure en pétard, s’approche. Il dégage de lourds effluves dus
vraisemblablement à la stratification régulière de ses multiples couches de
crasse. Il laisse croire aux arrivants qu’il va gérer leur attente.
Gérer le temps. Celui des autres. Pour s’offrir un tel luxe, il n’y a
que les pauvres. Ceux qui n’ont rien à perdre. Une paume aux doigts boudinés
s’ouvre juste assez pour laisser apparaître deux lignes noires. Une vie
saccagée, empreinte d’interruptions. L’homme tente malgré ces points de
suspension qui ont parsemé son existence de convaincre les plus incrédules. Il
était pourtant, ironie mise à part, idéalement situé, juste au-dessous une
affiche vantant le combat quotidien mené par une marque emblématique de la
grande distribution : « l’équilibre
n’attend pas ; manger et bouger font partie des plaisirs de la vie »…Tu
parles ! Ravages
d’une société où voisinent en permanence cloche et opulence. Désolation où se
télescopent désespoir du passé et avenir
en lambeaux. Impasse du lendemain. Vie engloutie au rythme des galères d’une
existence maintes fois interrompue.
J’apostrophe le bonhomme.
-Je
parie que vous n’avez pas mangé ! Le
type en guenilles relève la tête. Qui peut bien lui adresser la parole ?
Qui a osé ? Il me dévisage. Dans ses yeux une foule d’interrogations. Son
regard s’embrume. Il déborde. Un flot discontinu glisse sur ses joues mal rasées. Sans prononcer une parole, il
opine du chef… Je
repose ma question. Le clochard me fait signe que non. Il renifle un grand coup
tout en essuyant d’un revers de manche les
dernières larmes de misère qui perlaient
encore, luxe inutile et vain, au coin de son œil toujours inquiet. Il articule
enfin en fixant le sol.
-Non
M’sieur !
-Bon !
On va aller en face au buffet. Suivez-moi ! L’homme
se redresse. Il a retrouvé une dignité. Sa démarche gauche rajoute un côté
craquant au personnage. Je lui montre une table. Il s’installe. Je m’assieds en
face de lui. Bientôt ses doigts boursouflés se referment sur un sandwich au
jambon. Entre deux mastications bruyantes, il réussit à me glisser « ça
fait du bien ! Deux jours que j’avais pas becqueté ! Merci
M’sieur ! »
...............................................................
L’instinct est le plus fort. Je
respire avec une lenteur mesurée cette étoffe dont j’exhume malgré moi, une
multitude de souvenirs. Images. Personnages. Visages. Parfums. Fantômes.… Ballet. Sarabande. Farandole.
Tarentelle. La tête me tourne. La fête me saoule. Je n’ai plus l’habitude.
Ivresse. Frénésie des moments heureux. Délire de pauvre fou. Paumé de la vie.
Pantin qui se raccroche à son passé. Mendiant du temps qui passe. Maraudeur de
fruits défendus. Brigand d’amours clandestins.
Doux Pierrot qui, juché sur son rayon de lune, attend sa Colombine.
Arlequin au costume en lambeaux, décoloré. Bouffon au cœur tendre… ...............................................................
Le commissaire me fixe. Imperturbable.
Froid. Il me glace comme m’a glacé ce court séjour entre ces quatre murs festonnés ça et là de
graffitis, déposés par des inconnus de passage. Des passants ? Des
passantes ! Passeurs de souffrances. Témoins muets
d’innombrables moments de solitude. Traces déposées par des destins qui un jour
se sont croisés. Stigmates d’une
multitude de vies déchirées. Appels au secours d’anonymes. Griffes, dans
l’acide trempées, déchirant une nuit tombée trop tôt. Lambeaux d’espoirs
suspendus, accrochés à deux petites syllabes : demain. Parenthèses posées
sur des vies. Sillons de malheurs gravés dans le plâtre d’un mur sans
ouverture. Sans perspectives. Aveugle ! Cris de douleur d’innocents.
Combien ? Trop ! Aveux au silence arrachés. Repentirs Tout ça hurle dans ma tête ! Serai-je un nouveau numéro ? Jusqu’à quand ? ...............................................................
Des pas dans ma direction. Une
blouse blanche. C’est pas très original en ces lieux. Elle s’approche. La
blouse s’adresse à moi. Je m’aperçois qu’elle est habitée par un très joli
visage agrémenté au-dessus du front par des cheveux bruns bouclés remontés en chignon sur
l’arrière du crâne. Une perle brune à la peau matte. Je découvre également sur cet emballage très seyant une étiquette
à hauteur du sein gauche. « Faut-il que je lise la composition du mélange
au risque de passer pour un obsédé sexuel louchant sur des attributs pourtant
offerts spontanément à mes yeux, sans que je demande quoi que ce soit ? Je
découvre, à l’instant, grâce à un repérage visuel glissant à hauteur de
poitrine, les deux lettres « Dr », suivies d’un nom :
« Nedjma Boulaouane». Nedjma. L’étoile ! Je me laisse aspirer
par cette invitation au voyage. Je m’accroche au sillage de ma bonne étoile.
Nous traversons toute une série de constellations. Je passe de l’hémisphère
austral à l’hémisphère boréal. J’accompagne mon Oiseau de Paradis, ma Colombe,
ma Chevelure de Bérénice. Je vole ! ..............................................................
Je me plante devant ma belle
inconnue. Elle présente de toute évidence une ressemblance marquée avec l’une
des statuettes de Janus, le Dieu à deux visages. L’un de jeune femme, l’autre
d’homme portant la barbe. Deux visages. Tournés chacun dans une direction. Le
passé et l’avenir. Le début et la fin. L’entrée et la sortie. La réalité et
l’imaginaire. Le bien et le mal. Le jour et la nuit. La vie et la mort…Des
couples de mots en opposition. Des paires qui ne se définissent et qui
n’existent que par rapport à leur contraire. « Ça me conforte dans mes
théories ! Mais tout cela me trouble profondément ».
...............................................................
Faut que je regarde devant !
L’avenir ? Que je laisse ce passé. Que je me détourne de lui. Que
j’avance ! Oui mais…Ce profil
gauche de femme dans la salle de bain ? Janus ! Dieu des passages.
Des chemins. Qui a-t-elle vu passer ? Qui a-t-elle fait passer ? N’ai-je pas été moi-même, selon les
circonstances, un passeur autant qu’un passant ? Nous sommes tous des êtres doubles en proie à leurs
contradictions ? Leurs espoirs ? Leurs envies ? Leurs
sentiments ? Leur perception du monde ? Leur interprétation de la
réalité ? ».
................................................................
Mado disparaît. La revoilà. Elle
me sourit. Je la suis des yeux. Un geste de la main…Il pleut ! Pluie glacée. Flot d’encre noire
échappé. Profond. Comme autrefois sur mon cahier d’écolier, en nappe monotone.
Renversé. L’encrier se vide. Solitude froide d’une nuit qui glisse, s’étend. Me
prend. Mots sur la table, en désordre répandus. Perdus. Ils ne savent plus où
se réfugier, se réchauffer. Fuite inexorable du temps. J’aurais voulu, dans ces
larmes noires qui lentement étirent un corps informe, mes doigts tremper.
Porte-plume de fortune, pour au papier confier, en pleins et déliés, mes pleurs
enlacés. Pinceaux de soi, pour retoucher ton éphémère beauté de verre.
Redessiner le doux galbe de ton visage. Sur ton front porcelaine fragile,
déposer des instants d’éternité. Amplifier l’impossible frémissement de
paupières que j’espérais sans vraiment trop y croire. Quand mon souffle gourd
t’a effleurée, pour, en secret t’avouer combien je t’aimais, combien encore, je
t’aimerai.
|