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Cette année-là, c’était peut-être en 1994,
ou…95…En fait, je ne me souviens plus exactement…Petit détail qui
n’arrange rien, je n’arrive pas à déchiffrer la date que je vois inscrite sur le
calendrier là-bas, accroché au mur…Rien ! Ma vue se brouille. Tant
pis ! Pas grave ! Je n’ai pas envie de savoir ni de voir ! Pourtant,
je me souviens ! Enfin, je veux bien essayer…
Ce dont je suis sûr, c’est que tout a
commencé par une fin d’après-midi d’automne. Une de ces journées plurielles,
indéfinissables, presque banales. Elle me semblait pourtant douce cette
journée. Douce comme les caresses du vent du sud sur les feuilles des peupliers
tremblant de bonheur, tout au fond du jardin. Douce tels ces moments de délectation, lorsque fin juin, je
m’enivrais de l’odeur si particulière des champignons dans les sous-bois, le
long de la route qui mène au Grand Serre.
Les odeurs ! Je me suis toujours
demandé comment pouvaient vivre certains de mes semblables sans cette dimension…
Oui, je me souviens. C’était en bordure de
la ligne formée par une rangée de
fayards et de quelques sapins, sans doute
égarés, perdus, esseulés dans ce coin de nature où j’avais, depuis des
années, pris l’habitude de couper un peu de bois avant l’hiver. En effet, la
cheminée attendait avec impatience de pouvoir
bruler ces bûches au bois légèrement rosé. Je les entendais déjà crépiter. Je
les imaginais reposant bientôt, pourpres,
sur les chenets de fonte grise au centre de l’âtre.
*J’étais trop fier. Peut-être trop
orgueilleux. En tout cas, trop épris de liberté. Pas besoin d’un directeur de
conscience. Au diable les directeurs de conscience ! Ils vous font faire
tout ce qu’ils n’ont pas osé faire ou eu le courage de faire. C’est trop facile
de conseiller sans s’impliquer !
Il me semblait avoir entendu,
vaguement dans le lointain la voix de la Marthe qui criait. Elle avait dû abandonner
sa confiture de châtaignes…Puis plus rien. Le vide. Le silence. Un silence
d’une densité et d’une lourdeur extrêmes. J’aurais souhaité lui dire quelque
chose à ma Jeanne. Des mots simples, des mots de rien, des mots de peu, des
mots de tous les jours. Des mots que l’on dit pour tranquilliser, pour apaiser
la crainte, diminuer la peine. Ceux que l’on use avant l’heure à force de les
employer :
« Bah !
Te tracasse pas, ça va aller…Bouge pas, j’vais me relever…C’est
rien !... Attends ! J’en ai vu de bien pires !».
Des mots pour nous rassurer l’un et
l’autre. Entendre sa propre voix, ou la voix de l’autre, celle ou celui dont on
partage l’existence depuis tant de lustres, calme l’inquiétude. Il est doux
aussi de pouvoir, parfois, se parler à
soi-même. Mais là, impossible. Plus de voix ! Aucun son ne sortait de ma
bouche. Pourtant j’essayais. Rien. Mon
corps et moi, ne faisions déjà plus, « un », mais « deux ».
*À l’évidence, ce n’était plus moi. Je
n’étais plus qu’une ombre parmi les vivants.
Je n’étais plus rien. Ou plutôt si ! Une
sorte de pantin sans âme, dont le marionnettiste avait coupé les ficelles qui
reliaient mes membres à la croix d’attelle. Il paraît que ce type de
marionnette est appelé fantoche. C’est un mot à la fois drôle et tragique.
Drôle car une marionnette déclenche
souvent le rire, mais je n’ai pas tellement envie de plaisanter même si l’image
de Guignol corrigeant Gnafron à grands coups de bâton, autre résurgence de
l’enfance, me saute aux yeux.
Tragique car une marionnette désarticulée
ne vit plus. Il ne me reste qu’une seule
solution pour survivre : me dédoubler. Ce ne peut donc être que mon double
qui, aujourd’hui, écrit ces mots, la main guidée par une force invisible.
Peut-être la main d’un fils. Le mien, Jean. Mon grand à qui je n’ai pas
toujours su ou pu dire les choses, enfermé dans des principes à la con. Des
usages transmis, hérités de mes parents ! Le silence transmis de génération en
génération depuis la nuit des temps. Trop tard mon Jeannot ! Jeannot,
c’est mon fils ! Ne m’en veux pas ! Je m’en veux déjà tant tu
sais ! Tant d’autres choses que nous aurions pu faire ensemble ! Que
de paroles échangées dans nos discussions à bâton rompu! Que d’engueulades
sans doute mais si vite oubliées ! C’est pas de ma faute mon garçon, je
suis sûr que tu me pardonneras. Je suis tellement fier de toi, même si je ne te
l’ai jamais dit…Même si je ne t’ai jamais dit « je t’aime »…Je n’ai
jamais osé…J’en avais pourtant, au fond de moi,
très envie, mais ça ne se disait pas !
…Je ne sais plus où je suis né, ni
quand
Je sais qu'il n'y a pas longtemps
Et que mon
pays c'est la vie…
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