"...À flanc de montagne, devant nous,
s’écoule un village. Tranquille. Il glisse doucement. Fier. Altier. Avec juste
ce qu’il faut d’effronterie, de défi, d’espièglerie. Il s’étale.
Majestueusement. Les maisons d’un beau gris bleuté semblent sourdre de la
rocaille. Elles descendent du ventre de la montagne qui lentement accouche.
Sans bruit. Comme des gouttes d’eau, elles suintent en silence sur
la pente. Elles la recouvrent. Elles la nappent. Elles coulent. Elles roulent.
Elles s’accrochent un peu plus
longtemps, ici ou là. Caprice de la gravité. Réelle harmonie entre les choses
de ce lieu, à fleur de roc. Ce village que je n’ai jamais vu, dont je ne connais que le
nom, me fascine déjà...
...Il s’étale. Majestueux. Sauvage.
Farouche. Indomptable comme ceux qui l’ont peuplé et dont les noms sont
inscrits sur la plaque commémorative sur la façade de l’Eglise. Lit de marbre
blanc rectangulaire orné de deux drapeaux tricolores :
« tombés au champ
d’honneur en 14-18 »
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"...Lou était un combattant. Un vrai.
Son uniforme ? Son bleu de travail. Sa bannière ? Le foulard rouge
qu’il portait autour du cou. Ses armes ? Les mots qu’il utilisait à chaque
intervention. Nul besoin de les présenter. Ils se suffisaient à eux-mêmes. Les
mots ont souvent plus de pouvoir qu’un fusil..."
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"...Que se passe-t-il à ce moment là,
dans la tête de ces enfants ? À quoi pensent-ils lorsque leur index
caresse le pontet du fusil ? Le doigt s’immobilise un instant, le temps de
viser, de bloquer sa respiration…Il serre un peu plus fort. Le coup part…
Quelqu’un s’écroule là bas sous la mitraille ?
Qui ? Un Prussien ? Un gamin comme eux ? Un gavroche qui
avait grandi trop vite ? Un père de famille ? Un gars
sympathique ? Une crapule ? Personne ne le saura jamais. C’était sans
autre qualité, un ennemi. Un sans grade. Un sans nom. Un anonyme ! Un type
qui porte un uniforme. Il est infiniment plus facile de viser quelqu’un avec la
caution de l’anonymat. Un anonyme ça ne compte pas ! Certes !
Mais il n’en était pas moins homme…"
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"...Sur la couverture du cahier, on
peut lire, écrit en ronde sur la première ligne : « cahier de préparation », et sur la seconde : « classe unique du Montalieu ». La
jeune femme ouvre un livre. Le tout premier de la pile : « la patrie et la guerre ». Page vingt-trois, elle
s’arrête sur un thème de devoir : « il
faut tenir ». Elle suit pas à pas le plan proposé pour ce sujet de
composition française. « Il faut
tenir ; expliquez pourquoi tous les Français doivent tenir » :
les évènements actuels, les soldats qui doivent tenir face à l’ennemi, les
civils qui font preuve de confiance…Et puis la conclusion : l’armée donne
l’exemple du courage, de la patience, de
la persévérance…Tenir, c’est durer ; durer c’est vaincre !..."
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"...Gustave, se déplace difficilement.
Son grand corps déambule dans le village entre deux béquilles. Il oscille
d’avant en arrière. Il pendule entre passé et futur. Entre hier et demain. Il
s’arrête souvent pour reprendre son souffle. Le gaz moutarde lui a brûlé un
poumon et il n’a plus qu’une jambe. Il a laissé l’autre quelque part en Artois,
au beau milieu d’un champ. Il ne l’a jamais retrouvée. Volatilisée. Perdue dans
la campagne. Abandonnée au champ d’honneur. Aujourd’hui, il n’a plus qu’un
moignon. Il avait été opéré « à chaud », derrière un buisson
d’aubépines. Les fleurs accompagnent bien la douleur… Lorsqu’il lui arrive d’évoquer ce souvenir,
Gustave ne se souvient que des épines. Il sent toujours sa jambe coupée. Il a
sans arrêt envie de s’appuyer sur elle, de la caresser. Elle lui fait mal,
toujours..."
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"...La pluie n’a pas cessé depuis
trois jours. Sans interruption. La terre des tranchées ne peut plus rien
absorber. Les semelles collent à la glaise. Chaque pas, chaque déplacement
demande un effort surhumain à ces hommes déjà harassés, transis sous leurs
capotes elles aussi gorgées d’eau. Elles pèsent des tonnes !
Les
gouttes de pluie ruissellent sur les visages impassibles. Elles s’insinuent
entre les poils de barbe que le froid, l’attente et l’humidité ambiante
contribuent à dresser un peu plus. Elles n’arrivent pas à diluer la fatigue
accumulée qui se lit sur ces joues creuses, burinées. « Faut y aller ! ». Elles sont incapables de laver
la peur qui persiste et qui parvient à sourdre sous les paupières alourdies par le manque de sommeil. Elles
glissent sur les lèvres closes. Elles effacent les mots qui pourraient
s’échapper des bouches silencieuses hurlantes de désespoir. Ça gueule dans
toutes les têtes. « Faut y
aller ! ».
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"...Au signal, ils sortent de leur
gangue de boue en hurlant. Comme des bêtes, ils vont hurler pour ne pas
entendre leur peur. Ils vont hurler pour se prouver qu’ils sont encore vivants.
Ils vont hurler de toutes leurs forces pour que la frousse gagne les
autres…Loin ! De l’autre côté ! Ils vont brailler au sein de leur
horde pour que ceux d’en face aient la trouille au ventre ! Pire !
Qu’elle les morde aux tripes. Qu’elle les foute en l’air ! Dans un tel
déferlement, personne ne pourra discerner les cris engendrés par la peur de
ceux des chairs déchirées par les mitrailleuses ou les éclats d’obus. La morale
et la conscience seront sauves. Vu de loin, c’est ce qu’il faut !..."
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"...20 août, le jour tarde à poindre.
Il pleut toujours. Dans la tranchée, même les rats cherchent un abri. L’un
d’eux, les pattes engluées de boue, traîne son gros ventre dans ce bourbier. Il
flotte un instant. Il tente de nager dans cette eau glauque. Epaisse. Poil
hérissé. Œil hagard, il patauge dans la vase. Son museau pointu se dresse tel un rocher noir émergeant
au-dessus des flaques pestilentielles d’urine. Puanteur indescriptible. Ça prend à la gorge. Ça pique le nez. Ça
donne envie de vomir, de foutre le camp. Fuir ce cloaque…Plus loin ? Sauf
que plus loin, c’est pareil ! Pire peut être !..."
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"...Partout des gaz. Nuages épais,
denses. Décor d’apocalypse. Air irrespirable malgré le masque. Souffle coupé,
il avance. Pluie de terre. Pluie de boue. Pluie de tout. Le ciel n’existe plus.
Ils l’ont effacé. Confisqué. Devant, derrière, tout est pareil. Univers en
pointillés, barbouillé de gris, zébré d’éclairs. Barbelés. Enfer où le diable
s’est fait homme… Ce qu’il en reste ! « Faut
tenir ! ». Partout des cris. De toute part, des hurlements. De
tous côtés, des bêtes traquées. Trempées. Tronquées. Trompées. Des
hommes ? Les hommes, où sont-ils ? Partis. Envolés. Cachés. Gisant.
Râlant. Gueulant. Les hommes ? Etripés. Echarpés. Décapités…Horreur. Morts
au champ d’honneur. Champ d’horreurs…"
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"...L’homme qui est là n’est que
pansements. Il est à lui seul, une plaie. Une seule. Totale. Elle lui couvre
tout le corps. De cette forme allongée, maculée de sang séché, seulement deux
apparences humaines : un visage aux yeux clos et une main qui n’arrête pas
de trembler. On dirait qu’elle veut raconter quelque chose. Le capitaine et les
deux femmes s’approchent.
La
main vibre au rythme de mots inaudibles. Silencieux. Par moments, elle
s’arrête. Elle se pose à chaque point en fin de phrase. Elle saute en
l’air…Points de suspension ! Elle s’immobilise après chaque question,
puis, revient à la ligne et n’entendant pas de réponse, retombe de dépit à plat
sur le lit. Paragraphe suivant. La syntaxe, le style semblent l’avoir
abandonnée. En réalité, pour quelqu’un qui sait observer le silence et surtout
l’écouter, elle raconte un village, celui d’où le blessé est originaire :
Muna. Elle décrit les escaliers. L’été. Elle raconte ces paysans qui cultivent
cette terre sauvage imprégnée de souvenirs, de traditions, de respect. Elle
parle de la rudesse des hivers, des veillées et de leurs légendes :
…« Tu
vois, là haut, cette montagne ? Elle ressemble à une cavalière. Eh bien,
on raconte qu’un seigneur de Cinarca, un jour, tomba amoureux d’une jolie
bergère prénommée Maria. Cette dernière, très pauvre et n’ayant donc pas de
quoi se constituer une dot, dépouilla sa mère de tous ses biens. Celle-ci, pour
se venger, lui jeta un sort. Malheur à cette pauvre fille le jour de ses noces.
Un éclair vint frapper violemment la montagne. La terre trembla très fort. Un
épais nuage recouvrit aussitôt les sommets. La montagne disparaissait peu à
peu. Le ciel s’obscurcit. Il faisait presque nuit…Et puis, lorsque la lumière
revint enfin, on s’aperçut que la bergère
avait été changée en pierre avec son cheval. Le jour de ses noces !…Depuis ce jour,
les passants peuvent voir la Sposata. Un
rocher. Un rocher froid et dur comme une
vengeance. La Sposata. Un rocher. Qu’un rocher.
C’est tout !… »
Parfois, la main se retourne. Alternative.
Elle hésite entre deux possibilités.
Deux solutions. La pire ? La meilleure ? La mort ? La vie ?
Laquelle des deux options va l’emporter ? Qui peut le savoir ?
L’agitation s’arrête une fois, puis deux. Elle reprend, plus faible. Elle
s’arrête de nouveau, plus longtemps. Un doigt se soulève à peine, comme pour
montrer quelque chose. Demander une permission…Celle de partir ? Il se
raidit. Ultime sursaut. Plus rien. Plus de tremblements. Plus de discours. Fin
de l’histoire. La main retombe. La main se tait. La main s’est tue !
L’homme n’est plus.. ____________________________
"...Le visage est
plutôt long, décharné. Je devine des
traits durs. Il est tourné
résolument face au sol. Des lèvres minces et sèches marmonnent des paroles inaudibles. On dirait
qu’elles évoquent des mots inscrits ça et là sur les dalles du chemin.
Serait-ce cette voix mystérieuse, si lointaine qui me parvenait tout à
l’heure ? …C’est elle, je la reconnais ! Elle ânonne. Elle marmotte
des mots incompréhensibles. Mots découverts juste devant ses pas. Des mots
qu’elles énoncent par souci d’anticipation, pour leur donner le temps de
s’envoler et s’éviter de les fouler du pied. Respect. On ne marche pas sur les
mots. Ou alors, sur la pointe des pieds, pour ne pas les blesser, les humilier.
Un mot maltraité, éclopé, peu donner l’alerte aux autres, et c’est de suite la
révolte…le silence !"
____________________________
"...La nuit est tombée,
définitivement. L’ombre a envahi l’intérieur de la maisonnette. Je décroche le
soufflet accroché au mur près de la cheminée. Je ne peux m’empêcher de penser
à Santo Monti,
« Buttafoco » comme l’appelait la
Nonna. Qu’est-il devenu ? Qui le sait
aujourd’hui ? Mes yeux se brouillent. J’esquisse un pâle sourire. Je
dirige le souffle sur les braises. Elles hésitent un instant puis m’offrent une
belle couleur pourpre. Le feu va renaître. Comme autrefois, il chassera les
mauvais esprits pour qu’ils ne s’invitent pas dans cette maison au-dessus de
laquelle le drapeau à tête de Maure continuera à souhaiter la bienvenue aux
hôtes de passage qui voudront bien lever les yeux vers le ciel au détour d’un
certain virage, sur la départementale 4…"
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…Neuf,
Enfants de Muna,
D’espoirs et de liberté,
Vivaient.
…Neuf,
Un certain jour du mois d’août,
Déracinés,
Exilés,
Partirent.
…Neuf,
Hors des tranchées,
Dans la boue,
Debout,
Combattirent.
…Neuf,
Chair à canon,
De la Somme aux bords de Marne,
De Champagne en Artois…
S’offrirent.
…Neuf,
Bientôt gisants,
Déjà mourants,
Tête enivrée de
parfums sauvages,
Cœur à l’île ancré, fidèles.
…Neuf,
Enfants de Muna,
Bercés à jamais au gré du Libecciu,
Loin de tout,
Reposent…
En mémoire à : Jean, Paul, D. Antoine, Jean B.,
Léon, Jean D.A.
Xavier, Ange, et J. Antoine…Neuf noms alignés sur un lit de marbre blanc sur la
façade de la petite église…
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