L’usine,
...« Un » Avenue de la
Galochère…Monde merveilleux s’il en fut. Univers magique. Les formes, les
couleurs et les odeurs se mélangeaient au hasard des découvertes de mon
enfance. Le toucher, la vue, l’odorat ont à l’évidence joué un rôle important dans
la construction du petit garçon que j’étais et qui a eu l’énorme chance de
pouvoir fureter partout, librement, dans cet espace hors du commun. Nez au
vent. Imagination en bandoulière. Je
pouvais me repérer en fermant les yeux. Rien qu’en humant les différentes
atmosphères dégagées, je savais où j’étais.
...Les
bureaux. Parfum d’encre à peine séchée. Senteur de papier. Fragrance boisée des
crayons fraîchement taillés au-dessus de la table de Monsieur Promonet. Homme
discret à la mèche rebelle.
Accroche-cœur qu’il tirebouchonnait régulièrement autour de son index. Il avait
été, si, je me souviens bien, à ses heures, entraîneur d’un club de basket dans
l’est de la France, à Auboué. Air enfumé, à forte densité de tabac froid.
Pestilence où dormaient la plupart du temps des restes des
« Gitanes » de Monsieur Jaillet
ou les mégots de « Gauloises » de Monsieur Causse (*). Tous gisaient
lamentables, emmêlés, écrasés, déformés, méconnaissables dans les cendriers que
ces fumeurs invétérés oubliaient régulièrement de vider
...Cette
usine était tout à la fois. Scène merveilleuse de mon théâtre intérieur.
Coulisses innombrables aux réserves inépuisables. Décors fantastiques, grandeur
nature, variant d’un atelier à l’autre. Accessoires réels, disponibles à
n’importe quel moment de l’histoire que j’inventais, que je me racontais, que
je vivais. Herses, cintres à allure de pont roulant ouverts sur le ciel des
exploits des personnages que j’interprétais et que je vivais intensément.
D’autant que je lisais leurs aventures dans « l’intrépide »,
mon hebdomadaire préféré : Surcouf, Tarzan, Marcel Cerdan, Bug Dany,
Buffalo-Bill, Sitting-Bull…Ils se disputaient l’espace avec beaucoup d’autres
dont je ne me souviens plus. Tous ont
évolué, sans jamais le savoir, en permanence dans ces lieux. Ils vécurent là, à
mes côtés et surtout grâce à moi, des aventures époustouflantes,
extraordinaires. Épisodes hélas encore aujourd’hui méconnus d’eux-mêmes, de
leurs créateurs, voire de leurs descendants. J’étais et je suis toujours le seul à détenir tous ces secrets. Je
devrais probablement en tirer une certaine réputation. Célébrité étant, à mes
yeux, un vocable un peu fort.
...Bâtiments
démesurément grands. Sans doute l’étaient-ils. Conformes à l’échelle des
fabrications et des activités. Autour de la cour rectangulaire, traversée d’est
en ouest par un énorme pont roulant, se répartissaient une suite d’ateliers ou
de structures plus ou moins imposantes.En première ligne, sur la droite, les vestiaires
avec la pointeuse et son lot de cartons, un par ouvrier, à gauche de la porte,
face à la conciergerie, poste de surveillance idéal. Elle en vivait des
aventures cette pointeuse ! Elle en connaissait des secrets ! Elle les cachait
derrière le mouvement de son balancier ! Tic ! Un secret à gauche. Tac ! Un
secret à droite. Pas plus de deux en même temps. Pourtant, elle poinçonnait
parfois deux cartons d’affilé sans tenir compte de celui qui pointait…La
machine bien que relativement au point, restait une machine. Elle comportait
heureusement, quelques imperfections. Un
ouvrier enregistrait avec son heure
d’arrivée celle d’un camarade qui allait être en retard…Ce n’était pas
tricher, c’était tout simplement une
preuve vivante de la solidarité qui régnait au niveau de la classe ouvrière de l’époque. Quelques minutes
seulement de retard et c’était un quart d’heure qui était supprimé sur la paye
du mois. Ça ne plaisantait pas !
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Les
Anguisses,
...Au-dessus de l’usine, un autre espace, tout
aussi riche et intéressant, occupait mes jeudis ainsi que les vacances
scolaires en général. Selon les saisons, les activités variaient. Les copains
aussi. En été, le sous-bois généreux, les sentiers
dont je connaissais chaque profil, chaque virage, presque chaque pierre,
abritaient des épopées fantastiques. Combien de batailles à l’issue incertaine
ont pu avoir lieu ! De valeureux Comanches ou des Sioux plus rusés les uns que
les autres, affrontaient des cow-boys en quête de territoires. La lutte était
impitoyable. Les balles perdues sifflaient à nos oreilles. Des flèches, tirées
de carquois en carton gaufré, atteignaient
rarement leur cible…Heureusement quand je repense aujourd’hui à ces échanges de
tirs ratés j’ai acquis la conviction que c’était, outre notre maladresse, à
cause de la qualité défectueuse du noisetier qui constituait la matière
essentielle de nos arcs…à moins que les cordes utilisées ne fussent pas assez
tendues ? Une énigme de plus que je ne saurais résoudre après tant d’années.
La scierie,
...En face de l’usine, le fameux portail en bois
de la scierie Machot. La plupart du temps il restait ouvert sur la rue, offrant
à nos yeux émerveillés un spectacle toujours varié. Scies à ruban et raboteuse
quatre passes se disputaient l’espace. Les troncs, entreposés le long de la
route du Mûrier, étaient acheminés jusque dans l’atelier grâce à un énorme trinqueballe,
manœuvré par deux hommes. Les géants de six à sept mètres de long
gisaient, dans la partie centrale, sur
des chevrons disposés perpendiculairement. Les ouvriers pouvaient ainsi faire
tourner le tronc plus facilement à l’aide d’un crochet tourne billes à long
manche et enlever l’écorce sur tout le pourtour du fût. Tour à tour,
« Mémé » ou Marcel Trouillon, à petits coups de hache à peler,
dénudaient le tronc, sous le regard expert de Jules Bonnet-Machot qui
surveillait le travail.
La laiterie,
...Ma mère, bidon d’aluminium à la main, allait
souvent chercher du lait. Je l’accompagnais rarement car, aussi bizarre que
cela puisse paraître, je ne supportais pas cette odeur de lait que je trouvais
fadasse. Elle m’écœurait au plus haut point.
J’ai pourtant consommé ce « breuvage » jusqu’à l’âge de six
ans…La laiterie, quant à elle,
fonctionnera jusqu’en 1947. Je pénétrai de nouveau dans cet ensemble,
dans les années 1956. Le grand frère de mon camarade Jean-Loup Favre nous avait
accueillis dans le premier local à
gauche de l’entrée autour d’une table de ping-pong, appartenant, me semble-t-il
à la cellule des « Jeunesses Communistes » de Saint Martin d’Hères
dont il devait à l’époque faire partie.
Le bureau de tabac,
...À l’angle de la petite rue qui menait aux
Eparres, une construction de forme
triangulaire abritait deux commerces, aussi petit l’un que l’autre : un
salon de coiffure, avec un seul fauteuil, tenu par le père de Michel Rossero,
Oreste, et le bureau de tabac, domaine un peu moins exigu, exploité par Madame
Boireau. C’est à partir de là que, quelques années plus tard, les plus grands,
ceux qui avaient le droit d’acheter leurs cigarettes, nous fournissaient en « Royales » ou en « P4 », voire en « Chesterfield», quand nous étions
plus argentés ou socialement plus évolués...
L’épicerie
et le bistrot Constant,
...En
face du bureau de tabac, le dernier bistrot de la Galo, avec bien évidemment
son jeu de boules et chose curieuse, une petite épicerie en bout du bâtiment. Constant était un diminutif car le brave
homme d’origine grecque, s’appelait en réalité Efthymiopoulos Constantin…D’où,
en raccourci, Constant ! Cheveux
bouclés, lunettes rondes, accent bizarre, il portait la plupart du temps, un
tablier bleu muni d’une grande poche sur le devant.
Le Bar Louis,
...Station de la Galo. Entre rail et route.
Halte obligée des voyageurs se rendant aux Anguisses. Carrefour de
l’information pour d’autres en quête de nouvelles toujours fraîches. Le
« Bar
Louis », sous l’aile accueillante de sa verrière, offrait à tous
l’hospitalité sage et tranquille du patron et de la patronne, Louis et
Marie
Gontard, originaires des Hautes Alpes et installés à St Martin d’Hères
depuis
janvier 1926. En écoutant Suzanne Plat, leur fille, faire revivre ce
petit peuple des années trente, on a l’impression que soudainement la salle à
manger frissonne de personnages plus truculents les uns que les autres. Les joueurs de belote, tels le père Roche, qui restaient
parfois jusqu’à quatre heures d’affilée à calculer les coupes, à déployer des
trésors de stratégie pour piéger l’adversaire. A refaire le monde tout en
redistribuant les cartes...devant la même tisane.
La Sacer,
...Après le « Bar Louis » et l’arrêt
des VFD, s’étendaient les locaux de la « SACER »
(*) (Société Anonyme de Construction et d’Entretien des Routes). La flotte
de roulottes et de rouleaux compresseurs occupait l’espace central. Au fond de
la cour un hangar immense servait d’atelier de réparations. Les parents de
Kléber Comte, après plusieurs années passées à arpenter les routes, tenaient la
conciergerie. Petit bâtiment de plain-pied situé à droite de l’entrée. À une époque, le couple se déplaçait de
chantier en chantier. L’homme, jovial, petit, rougeau et trapu, était toujours
à la manœuvre, debout sur son engin, derrière le volant. Il pilotait
son monstre à vapeur tout en
admirant le paysage qui
défilait, monotone, dans un vacarme épouvantable, à quelques
kilomètres à l’heure….Le temps ne comptait pas à cette époque.
L’atelier
Gerin,
...Père et fils travaillait dans un petit
atelier de mécanique de précision situé chemin de Rhue, légèrement en retrait
de la chaussée, mais visible de la rue, grâce à une petite baie vitrée munie de
barreaux, comme il se faisait à cette époque, en fer à « t », avec le
plat tourné vers l’extérieur. Derrière ce vitrail cerclé de bleu, une grosse
lampe rajoutait son halo de lumière. Marcel officiait là, tranquillement. Homme
affichant toujours une certaine sérénité, il prit la succession de son père
Émile en 1959. Neyrpic lui confiait
parfois des commandes et je me souviens que j’accompagnais quelquefois
Marius Gros, le chauffeur de l’usine de la Galo qui venait soit apporter une
commande soit la récupérer. Je retrouvais d’ailleurs, dans cet atelier, un peu l’univers de l’estanco de mon père.
Le
tamaniard,
...La famille Fantin
habitait un peu plus loin que l’atelier Gerin, sur le côté droit de la rue, une
maison à un étage avec une petite cour devant.
Dans une salle au rez-de-chaussée, l’abbé Jacolin réunissait les enfants
du patronage le jeudi après-midi. Nous regardions là des films fixes, surtout
des « Tintin ». Parfois, nous jouions « au foulard » sur
l’espace en herbe devant la maison.
Les
cordonniers,
...Monsieur Fabri tenait boutique dans un
minuscule atelier qui a toujours été
pour moi une énigme, tant il me
semblait mystérieux, en bordure de l’avenue Jean Jaurès, juste après
l’épicerie. Je me souviens que je n’aimais pas y aller. Quant à l’autre, le
père Dolci, il travaillait à domicile, chemin de Rhue. Lorsque je le croisais,
je me demandais chaque fois si le reste
de cigarette collé à sa lèvre inférieure allait tomber. Le brave petit mégot
suivait chaque mouvement. Il montait et descendait au rythme des mots. Il
poussait même parfois l’audace jusqu’à se plaquer, irrévérencieux, à la lèvre
supérieure…Ainsi allait le père Dolci, clopin-clopant, son vélo à la main.
C’était plus prudent et cela lui
assurait la stabilité qu’il avait dû oublier, quelques instants auparavant, sur
un coin de comptoir.
L’épicerie,
...Au 29 avenue Jean Jaurès, un
immeuble. En bas, au rez-de-chaussée, à droite une boucherie occupée par les
couples Pangon puis Durupty, à gauche, le Comptoir d’épicerie fine tenu par
Noël et Juliette Veyret...Cette dernière raconte : « L’épicerie de la Galo, nous l’avons reprise avec mon mari,
lorsque Monsieur et Madame Bayard sont partis à la retraite, en 1955, après
plus de vingt années de bons et loyaux services chez Badin Defforey. Je me
souviens encore de ce voyage à Lagnieu, avec la Celta 4 de Monsieur Bayard.
Nous avons été reçus comme des rois par Denis Defforey. Quelle aventure ! Et au
bout, la signature de notre contrat qui nous a fixés dans le quartier jusqu’en
1970. A
cette époque, on travaillait sept jours sur sept, sauf le dimanche après-midi.
Les gens avaient l’habitude. Certains même, nous laissaient leur panier avec la
note de commissions .Le soir, ils repassaient et emportaient le tout. Quand j’y
pense ! Et ceux qui venaient là pour bavarder. La vie se déroulait suivant une
autre notion du temps que maintenant..."
L’école,
...Grand
bâtiment avec une galerie qui servait de promenoir aux enseignants pendant les récréations.
Un aller à l’endroit. Un retour à l’envers. La surveillance des élèves se
tricotait peu à peu en fonction de la longueur des pas mesurés des instituteurs
et des institutrices. Les
hommes d’un côté. Les femmes de l’autre. Les filles à gauche. Les garçons à
droite. On ne se mélange pas. D’ailleurs, un grand mur séparait les deux cours.
Chacun chez soi.
...Un soir,
à quatre heures, ce fut, en face de l’école, le talus du tram qui nous offrit
sa pente généreuse. Assis sur nos cartables, nous glissions sans retenue, à
rires déployés. Heureux. Les descentes se succédaient à un rythme effréné…mais
la neige, insidieuse, perfide, en silence pénétrait chaque fois un peu plus à
l’intérieur du cartable… La surprise fut grande en arrivant à la maison. Il
fallait voir la mine des cahiers. Plutôt grise. Voire violette !
Que de
pages écornées, mouillées, tachées par l’encre qui évidemment avait déteint.
Que d’heures passées le soir même à réparer les dégâts ! Il était impensable de
présenter à notre maître, autre chose que des cahiers propres et bien tenus. La
leçon porta ses fruits car l’expérience luge avec les cartables ne fut jamais
renouvelée.
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