" …Tout se taisait, même le silence. Les arbres se faisaient plus
clairs et la fraîcheur laissait peu à peu sa place à une chaleur
étouffante, certes, mais toujours onctueuse et moite. Le canal lui
aussi participait de son mieux au changement de décors en passant de
l'état de venelle à celui d'une presque
avenue, majestueuse, ponctuée ça et là de nénuphars blancs véritables
promontoires à grenouilles en quête de soleil. A encore quelques
centaines de mètres se découpaient à contre-jour, des taches plus
sombres, éléments matériels apportés par la civilisation qui
arrachèrent définitivement les deux hommes à leur rêverie
passagère. Le port était en vue. "
" …Nanou, tout en fixant
le jeune homme au plus profond des yeux, était en train de déboutonner
le haut de son caraco. Les mailles fines lentement s'entrouvraient et
dévoilaient une peau satinée et fraîchement ambrée au soleil passant du
marais.
Elles révélèrent bientôt le liseré bleu ciel d'un soutien-gorge qui
libéra, entre chair et surprise, une chaussette d'homme. L'intruse au
parfum indiscret laissa émerger de leur geôle douillette deux panthères
roses tout de gris vêtues, à la plus grande joie de l'assistance. "
" …Leurs successeurs tentent toujours et reconnaissons le, la
plupart du temps avec talent, de répandre cette foi inébranlable en
l'enfant, citoyen de demain. Quoi de plus noble, de plus vrai, de plus
passionnant que de participer à forger, à façonner un être en devenir.
La difficulté majeure, dans une telle entreprise consiste à ne pas
projeter sa propre image pour que l'enfant s'approprie, par mimétisme
béat, le modèle proposé. Il faut le guider avec suffisamment de doigté
et de patience pour qu'il trace lui même sa voie, en partant de ses
propres expériences.
Qu'il se définisse, qu'il se révèle, passant de l'esquisse à une forme
plus élaborée, par touches successives, affinant, corrigeant,
soulignant, gommant, s'intégrant dans ce tableau en perpétuel mouvement
qu'est la vie. "
"
…Cette maison avait une âme et elle le savait.
Elle la cultivait. Cela se sentait à peine le seuil franchi. Elle
appartenait à ces choses que l'on respire en fermant les yeux. Celles
que l'on savoure en silence et qui nous ouvrent l'esprit à la
communication avec la vie lente et imperturbable de la matière.
Les lignes de forces qui en résultent, dégagent des vibrations si
particulières qu'elles nous transportent jusqu'aux frontières de
l'irréel, à la limite du spirituel. C'est là, sans doute, que
convergent toutes les voies internes qui participent à la construction,
à la richesse, à la grandeur de tout être. "
" …C'est con, mais quand je passe vers Sète, je vais lui
dire un petit bonjour...Tiens, ça me fait penser à un truc drôle. La
dernière fois, j'avais récupéré une pâquerette avant d'arriver au Py et
j'avais bien entendu, l'intention de la lu offrir, tout simplement...Tu
vois la scène...
Je la dépose, toute blanche et jaune sur le noir du marbre. Je reste
quelques instants, le temps de penser très fort qu'il avait exagéré en
nous faussant compagnie. Au moment de repartir, tu me croiras pas. Un
coup de vent fripon, comme il aurait dit, fait envoler la belle qui,
sautant à cloche tombe, vient se poser, à deux allées de là.
Elle gisait sur le caveau ventru d'une " jeunesse " arrêtée dans son
trente deuxième printemps. Là, je te le donne en mille, à en croire
l'épitaphe, elle s'appelait de son vrai nom Séraphine de Taumerpie,
sœur Bénédicte de son vivant. Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire au
bonheur posthume de ce coquin de Georges.
Même dans l'au-delà, il est toujours aussi farceur. Détrousser la bure,
jouer à saute cornette… "
"
…Ses doigts saisirent l'écumoire suspendue à la barre ceinturant le
fourneau dans sa partie supérieure. L'ustensile, aussitôt trempé dans
le mélange chauffé fut porté à hauteur de la bouche…et à, le miracle se
produisit.
Le souffle court, passant au travers du disque troué, fit naître une
quantité inimaginable de petites bulles. Pierre, éberlué, regardait
toujours. -
Tu vois, maintenant, mon sirop transpire…C'est le moment de plonger mes
bâtons…Quand ils en seront, eux aussi, recouverts, je les mettrai à
sécher.
Ils prendront leur habit du dimanche à la toile fine et brillante du
sucre glace. Et après mon Pierrot ! On va se régaler ! " "
…Lorsque, des bruits de pas précipités résonnèrent. Mado, sous bonne
escorte, pénétrait dans le hall. La jeune femme, avançait, encadrée par
les gendarmes Croze et Meursault.
Derrière, à quelques mètres, le chef Latreille, le képi rejeté sur le
haut du crâne, tentait désespérément de rejoindre le trio de tête. Ses
jambes trop courtes déployaient toute leur énergie. Elles devaient
convaincre ce corps trop lourd à les suivre tout en synchronisant, en
même temps, le passage de la bedaine tantôt d'un côté, tantôt de
l'autre.
Sa panse respectait bien le rythme. Alternative, elle marchait
parfaitement au pas…" Onne, dé …Onne, dé… " Préserver sa dignité de
chef en pareils moments relevait effectivement de la prouesse. Il
sentait, de plus, les regards inquisiteurs des personnalités siégeant à
la tribune peser de tout leur poids sur sa personne.
Cette impression, bien que très subjective, le rendait encore plus
lourd. Pourtant, le responsable du groupe, c'était bien lui. Le garant
de la mission accomplie, ce ne pouvait pas être quelqu'un d'autre.
L'indispensable sans lequel rien ne peut se faire dans les normes, dans
le respect de la règle… Le supérieur hiérarchique digne de confiance…
Le zélé serviteur…"
" …Nous sommes tous concernés… Peu importe la chapelle. Peu importe
l'idéologie. Peu importe les notions de gauche ou de droite. Peu
importe le passé et ses erreurs. Nous devons nous tourner résolument
vers l'avenir. Nous devons, ensemble, construire demain. Ayons le
courage de dépasser nos différences. Ayons le courage de tisser nos
diversités.
Ayons le courage d'en faire la force qui va nous unir par-delà nos
difficultés du moment… Oui, mes amis, mes camarades, regardons vers
demain, construisons… Nous sommes des bâtisseurs. érigeons l'utopie en
dogme. Instituons de façon permanente la rencontre avec l'autre. Vivons
au grand jour avec le différent, celui que nous ne connaissons pas,
celui dont nous nous méfions, celui qui ne pense pas tout à fait comme
nous.
Créons une relation de confiance avec lui. Là, sera notre richesse… Une
richesse, que dis-je, un capital qui ne sera pas coté en bourse, mais
qui sera une valeur sûre, inaliénable… Si notre avenir passe par la
création d'une coopérative indépendante, eh bien ! Je vous le dis,
créons la tous ensemble, et ce, dès aujourd'hui ! Oui, mes amis, osons,
faisons confiance à la vie…Créons cette coopérative !… "
" …L'enfance est un univers que l'on traverse malheureusement trop
vite, sans véritablement s'en rendre compte et sans en apprécier tous
les bienfaits. Lorsqu'on a la possibilité de se retourner sur cet état
où demain s'est construit entre rêves et certitudes, c'est parfois trop
tard. On s'est laissé piéger au jeu de la miniaturisation de cet
individu en devenir.
L'enfant apparaît souvent comme un être de passage, dans le but de
donner quelqu'un de normé, formaté pour des besoins extérieurs
dominants. Pourtant il a inscrit dans sa mémoire et pendant
relativement peu d'années, des choses, au demeurant, ineffaçables…"
" …Nouvelle explosion de joie, puis les cris cessèrent pour laisser
place à des paroles parfaitement audibles. La voix chaude de Marcel
montait. " J'aimerai toujours le temps des cerises. C'est de ce temps
là que je garde au cœur une plaie ouverte. Et dame fortune, en m'étant
offerte, ne saura jamais calmer ma douleur, j'aimerai toujours le temps
des cerises et le souvenir que je garde au cœur…"
" Qu'est-ce que tu nous chantes là, avec ta douleur ? " ne put s'empêcher de faire remarquer le père Sigolet.
- Mon cher abbé, sauf le respect que je te dois, ces paroles sont
celles d'un chant révolutionnaire écrit à un moment crucial et
vachement important, quoiqu'on en dise, de notre histoire. La Commune
de Paris…Ma douleur, tu vois curé, c'est de ne pas avoir su imaginer
plus tôt la création d'une "scoop" au service exclusif des ouvriers, et
pas des patrons...
La plaie que je garderai au coeur, c'est de ne pas avoir pu empêcher
que le sang d'innocents coule, encore une fois, à cause d'un
capitalisme à la con et de ses vautours…! Tu comprends ? Faut toujours
mettre en face des mots, des explications justes, là où il faut ! C'est
bien ce que tu fais quand tu prêches ! C'est bien ce que tu fais quand
tu lis ton évangile, non ? " "
…Quelques poings serrés s'élevèrent, bras cassés.
Des voix, ici ou là, libérèrent un refrain sur lequel les dernières
péripéties avaient jeté un voile discret…" C'est la lutte finale… " Peu
à peu, comme la houle venue du large, l'onde portée par seulement
quelques choristes, gagna par vagues successives, toutes les poitrines.
" J'en ai des frissons dans le dos " avoua Noëlà voix basse à Marcel
qui, dans un recueillement quasi religieux, demeurait figé. Le regard
sagace de Nanou débusqua même, à la commissure des lèvres du piqueux
quelque chose qu'il s'empressa d'essuyer d'un revers de manche.
Après une inspiration bruyante qui ne laissa aucun doute sur son niveau
d'émotion, il s'adressa au prêtre.
- T'as vu curé ! Les travailleurs quand ils prient…D'abord, y s'
mettent pas à genoux, y restent debout…Et puis, leurs mains sont pas
jointes ! Mais, leur foi est grande, tu sais !
-Je sais piqueux
! La ferveur et la communion peuvent se rencontrer ailleurs que dans
une église. La preuve ! Finalement, tous les deux, on n'est pas tant
éloigné l'un de l'autre ! "
" …Tous ces ustensiles allaient être rangés sur les étagères à mémoire
et attendre qu'un jour, quelqu'un leur rende un semblant d'existence. La
maisonnée d'autrefois reprenait ses droits. Les choses affirmaient peu
à peu leur précellence sur les êtres. Des bouquets d'odeurs, hier
encore oubliées, rattrapaient le temps, sous les saisons enfoui. Les
bruits familiers qui, jusque là, s'étaient tus par respect ou par
pudeur, envahissaient progressivement l'espace…Une vie peuplée du
silence assourdissant des absents, peu à peu s'installait dans la
maison aux volets bleus.
"
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