*Soudain Clovis crut percevoir entre fausses
notes fraichement échappées de l’âme du violon de Jacques et l’insolence des
étincelles qui jaillissaient de l’âtre puis tombaient irrévérencieuses au sol,
un bruit bizarre…On dirait des chaines qu’une main mystérieuse – celle de Dieu ? Décidément ! -
traine sur le dallage du perron devant la maison. Un cri plaintif, presque inaudible, aussitôt
s’ensuivit. Un gémissement si bref que le garçon en douta. Il jeta
instantanément un regard circulaire sur l’assemblée. Personne n’avait réagi.
J’ai pas rêvé pensa-t-il ! Il prit son courage à deux mains et se
dirigea vers la porte. Il l’ouvrit brusquement et sortit juste à temps pour
apercevoir, suivant le mur de la grange, une étrange silhouette qui
déguerpissait, claudicante, portant vraisemblablement quelque chose sous son
bras. Le grincement métallique du portail
sur ses gonds ne fit que confirmer
la fuite de l’inconnu.
Clovis, perplexe, rejoignit les invités
dans la cuisine. Dans cette nuit noire et profonde, il mit tout de même un
point final à ce qu’il croyait n’être qu’une sorte d’illusion nocturne sans
importance.
Son esprit se plongea de
nouveau parmi les constellations d’escarbilles
flamboyantes. Elles lui rappelaient les yeux de son ami Luigi, petit
bonhomme de son âge".
*Heureusement, les garçons avaient conservé
leur appartenance à l’école publique. C’était toujours avec un immense plaisir
qu’ils retrouvaient, lorsque les travaux des champs le permettaient, ce cher
« père » Droulet, leur maître.
Il exerçait à l’école de Montalieu depuis une quinzaine d’années. Bien
avant que le bâtiment eût servi d’épicerie (*). Il avait su conquérir la confiance des
enfants grâce à ses qualités humaines, sa forte personnalité et d’indéniables
compétences professionnelles. Tout un petit peuple piaillard, remuant mais
avide de connaissances, l’attendait chaque matin dans la grande salle de
classe. Chacun avait confiance en cette école de la République qui leur offrait
une chance, et qui leur ouvrait d’autres horizons que la vie des champs".
*Un
après-midi du mois de mai, en sortant de l’école les enfants rencontrèrent deux
personnages qui auraient pu sortir tout droit des pages d’un roman de Victor
Hugo. Sur la placette, devant la fontaine, se tenait un bien curieux équipage.
L’homme, imposant, bien campé sur ses deux jambes, appuyait sa grosse paluche
sur une trique au bois luisant, poncé patiemment par des années de patine
manuelle. Chemise en grosse toile écrue et gilet de laine matelassé aux
épaules, il impressionnait par sa haute taille. Presque majestueux chapeau en
feutre légèrement penché sur le côté, il observait les enfants.
La femme, la tête entourée par
un fichu noir qui ne laissait voir qu’un
visage de porcelaine, attendait. Elle
portait une robe noire, assez longue que recouvrait en grande partie un tablier
bleu foncé qui arborait fièrement une grande poche ventrale. Parfaitement
immobile, elle tenait dans sa main droite un tambourin ourlé de cymbalettes et
dans sa main gauche les rênes d’un mulet attelé à une carriole à petites roues,
chargée de toutes sortes d’objets : vaisselle, ustensiles de table,
casseroles, poêlons, outils, draps, serviettes, tissus, fils à coudre,
aiguilles à coudre, à tricoter. L’attirail du parfait colporteur.
Derrière l’homme et la femme, au
second plan, au bout d’une chaine en fer à gros maillons, une masse brun roux,
énorme. Un ours au bout d’une chaîne ! Tiens ! Tiens ! Une chaine ! Remarqua
aussitôt Clovis ! Ouvrons l’œil !"
*Un
personnage cet Amiral ! Il gérait tout le trafic fluvial de l’Isère
transitant par Goncelin. Il suivait
aussi bien le minerai de fer extrait des mines d’Allevard destiné aux fonderies
royales de Saint Gervais pour la fabrication des canons de la Royale, que le
sel venant de la Méditerranée ou les vins et le blé.
Lili que le personnage fascinait
surmonta tout à coup son appréhension :
-Dites Amiral ! Y font quoi
avec le fer ?
-Ah ! Ça j’peux te
répondre ! Avec le fer ! Ben d’la gueuse, dans les fonderies, mon
bonhomme !
La gueuse ! Ce mot tinta
immédiatement dans l’oreille de Clovis. Il l’avait gravé dans sa mémoire pour
le servir un peu plus tard, depuis la
soirée des mondailles. C’est comme ça que le Chouineur avait dénommé la
Marie…Non ? Mais quel rapport avec le fer ? Et puis il parlait du
Victor, le commis du père Berru qui astiquait la planche à laver !
Bizarre !
À ce moment précis, son regard fut
attiré par un homme qui déchargeait les
marchandises et dont la stature dominait toutes les autres. Je rêve pas, c’est
bien le Victor que j’aperçois là-bas ! Qu’est-ce qu’y fout là ?
Il n’y prêta pas davantage attention et reprit le fil de l’explication donnée
par l’Amiral.
-De la fonte si tu préfères pour
fabriquer les canons qui seront acheminés jusqu’à Arles pis après vers
Marseille pour équiper les galères et enfin destination Toulon pour les gros
bateaux de ligne. Et vous savez où elles se trouvent toutes ces villes ?
Les mots galère et fonderies
restèrent aussitôt accrochés aux pensées de Clovis. Cela lui rappelait les
lectures des épisodes traversés par ce forçat du nom de Jean Valjean, à l’école
ou avec le père de Luigi ainsi que son vécu aux fonderies".
*Or,
un soir, alors que Clovis admirait une fois encore la coulée de métal
flamboyant, une ombre géante, sur le mur, se détacha. Elle glissa
instantanément d’un mur à l’autre. Le gamin distingua cette fois, nettement,
entre poulies et courroies, la silhouette d’un homme portant casquette et cape
ainsi que celle d’une sacoche ou d’un sac qui semblait posé à terre. Le sac !
Bon Dieu ! Un grand sac ! Comme celui que j’ai vu l’autre jour sous
le hangar de Giuseppe ! Clovis demeura pétrifié, immobile, pendant
quelques instants, le temps qu’il fallut à la silhouette pour disparaitre aussi
vite qu’elle avait apparu. C’est quand même pas un rêve, nom d’une pipe !
Cette fois, j’ai bien vu ! Pesta Clovis. Et, la cape, ça correspond aussi
avec ce que j’ai aperçu sur le chemin qui borde l’Alloix, derrière le grand
chêne. Va falloir un jour que j’en ai le cœur net ! Se dit-il. Le moment de
surprise passé, il se laissa gagner par l’atmosphère ambiante".
*La disparition de Giuseppe se répandit
comme le vent du soir soufflant sur l’Alpe. Elle suscita de nombreuses
questions au village. Pourquoi cet homme était-il parti ? Pour aller
où ? Paris ? Belle excuse ! En abandonnant femme et enfant. Pas
normal tout ça ! J’l’avais bien dit ! On pouvait pas s’y fier à cet
étranger ! La preuve ! Vermine !
Le lendemain, alors qu’elle faisait son
tour d’horizon quotidien de Montalieu à la recherche de quelque ragot, la
« Fouine », la vieille Mélanie Pupin, laissa tomber son regard sous
le petit pont qui enjambe l’Alloix, dans le virage, tout en bas du hameau.
Elle s’avança, s’appuya sur le parapet, et
aperçut sortant de l’eau une sacoche en cuir. Intriguée, elle se pencha un peu
plus, et, stupeur, elle découvrit le corps d’un homme au crâne rasé, allongé
sur le ventre, le visage baignant dans la rivière. Aussitôt, elle courut
prévenir Marius son époux.
-Marius !
Vins vite ! Y a un mort dans l’Alloix !
-Qué
tu me chantes là ! Y a pas plus de macchabé sous l’pont de l’Alloix que de
beurre au cul d’mes vaches !
-Vens
que j’te dis ! J’l’ai vu comme j’te vois ! Là-bas sous le petit
pont en bas d’la route ! Un type tout chauve !
Marius dut se rendre à l’évidence. Il y
avait bel et bien un cadavre sous l’arche du pont. Un homme, assez grand, crâne
rasé, la quarantaine environ, casquette basculée sur le côté. Une cape noire
s’ouvrait largement sur une chemise de toile blanche et un pantalon de velours
noir visiblement un peu trop court pour lui. Un pantalon de dépannage vraisemblablement.
-Bou
Diou ! C’est ben vrai ! Va prévenir le Maire tout de suite ! Il
avertira les gendarmes ! Moi J’reste ici. En attendant, personne doit rien
toucher ! Je surveille !
*L’homme,
pas très grand, coiffé d’un grand chapeau de feutre gris-vert qui lui mangeait
la moitié haute du visage, habillé sempiternellement d’un pardessus noir
crasseux qui lui tombait sur les chevilles, ne jouissait pas d’une bonne
réputation. Il vivait de peu. Certains au village affirmaient même qu’il
mangeait les chats. D’ailleurs, plus aucun greffier mignon, encore sain
d’esprit, n’osait s’aventurer du côté de sa masure, de peur de terminer en
civet, dans la casserole. Il gagnait quelques sous grâce surtout au trafic
d’alcool qu’il pratiquait de temps en temps sur l’Isère. Sa barque glissait sur
le flot régulier du fleuve. Elle s’enfonçait silencieuse dans l’obscurité de la
nuit pour livrer au grand dam des gabelous qui jamais ne le surprenaient, quelques
nourrices de gnôle à un mystérieux correspondant de son acabit, près de Domène,
plus en aval.
*Vers
la fin du mois de septembre, après le cerclage d’une énième paires de roues de
charrettes, les enfants, en bas de la combe, s’apprêtaient à se déshabiller.
Ils allaient pouvoir délayer dans l’eau fraîche de l’Alloix les dernières
sueurs d’un été persistant. Ils entendirent soudain un sifflement strident qui
les fit frissonner de la tête aux pieds.
-Z’ avez n’entendu ?
Osa Lili…
Clovis et Luigi ne relevèrent même
pas la provocation syntaxique si évidente tant elle frisait l’inconvenance.
-C’est quoi ?
Ça vient d’là derrière, rétorqua Luigi.
-Fais
attention Clovis ! T’approche pas ! On sait jamais ! C’est
p’t’être un signal ? On est repérés ! Fais gaffe !
Clovis pensa aussitôt à ce bruit de
chaine qu’on traine. Enfin, il n’était plus le seul à entendre des bruits. Même
Lili l’avait entendu ! C’est pour dire ! Il n’avait donc pas
rêvé ! Il ne rêvait pas ! Tout à coup, les feuillages s’écartèrent.
Merde ! C’est pas la chaine lâcha Clovis. C’est… !
Une large ceinture rouge
barrant un pantalon noir apparut. Le noir et le feu enfin réunis.
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