Les enfants fréquentent l’école publique
du quartier, l’école Beauregard. L’instituteur titulaire de la classe des
grands - cours moyens et fin d’études - Monsieur Jules Garagnon, un beau matin ne s’est
pas présenté. La veille, par correction, il avait voulu prévenir ses élèves et avait
tenté de leur expliquer ce qui lui arrivait. Le ton était solennel. Les
écoliers avaient écouté, attentifs sans bruit, étourdis, comme fascinés par les
mots, et la situation qu’ils découvraient.
« Mes
enfants. Aujourd’hui sera ma dernière journée en votre compagnie. Il se trouve
que mes supérieurs, pressés par les autorités françaises, désirent mettre un
terme à ce métier que j’exerce depuis de longues années. Un métier qui m’a
apporté beaucoup de satisfactions…Sans doute le plus noble de tous les métiers
car il m’a permis de travailler avec et uniquement pour les enfants, vous ou
les camarades qui vous ont précédés. Vous serez sans doute ma dernière classe, mes
derniers élèves. Je voudrais vous dire combien je vous ai aimés. Vous étiez,
vous êtes un peu comme mes propres enfants. Parfois je vous ai grondés parce
que vous aviez fait quelques bêtises, ou vous n’aviez pas toujours appris vos
leçons correctement ou encore parce que vous aviez fait de temps en temps l’école
buissonnière. N’est-ce pas mon cher Jozef ? Tout ça, en réalité, n’était
pas bien grave ! Il se passe
aujourd’hui des choses peu réjouissantes et bien plus préoccupantes.
Je
suis contraint de démissionner, obligé d’abandonner ce métier, car, d’une part,
ma religion que j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas étaler au grand
jour car cette chose-là pour moi relève de l’intime, de mon jardin secret, et
d’autre part, mes idées politiques sont désormais incompatibles avec celles
portées, aujourd’hui, par la personne dont le portrait est accroché au mur de
cette classe. Vous le connaissez tous. Je ne prononcerai pas son nom, ce serait
lui faire trop d’honneur et je n’en ai pas envie. Cet homme qui a mené notre
pays à la victoire lors de la première guerre mondiale, aujourd’hui, poursuit
d’autres objectifs que je ne comprends pas. Que je ne peux pas comprendre.
Sachez
et souvenez-vous que dans la vie, il faut rester fidèle à ce que l’on croit.
Sachez, plus tard, rester des hommes libres. Soyez-en fiers et défendez, par
des moyens, petits ou grands mais qui
seront les vôtres, ce bien précieux, inestimable, cette liberté. Soyez-en les
garants. Dans certains cas, il faut aussi savoir dire « non ».
« Non » à tout ce qui pourrait avilir l’homme que vous serez devenus,
le rabaisser, le détruire au nom de dogmes que d’autres souhaiteraient vous
imposer par la force. N’oubliez jamais cela...
Mes
enfants, vivez debout !...Toujours !... Debout ! Maintenant,
prenez votre cahier du jour et inscrivez la date… »
Dans un silence qui eût fait pâlir d’envie
les cathédrales, les synagogues, les
mosquées ou les temples du monde entier, les enfants sortent de leur pupitre un cahier à la couverture
papier kraft marron. En son centre une étiquette bordée de bleu sur laquelle le
maître avait écrit d’une belle écriture ronde, en pleins et déliés, le nom de
chacun et la mention « Cahier du jour ». Chaque élève pose délicatement, presque
religieusement, sur son pupitre ce cahier, témoin muet mais oh combien parlant
des activités quotidiennes de ce petit monde.
**************************
...
La réponse est arrivée peu après. Le
dimanche 7 juin 1942, l’Allemagne nazie impose en zone nord le port de l’étoile
jaune aux Juifs. La persécution s’affiche désormais au grand jour. Tournant ce décret en dérision, certains
jeunes parisiens arborent des étoiles mentionnant « Auvergnat »,
« Breton », « Papou », « Zazou », « Nénesse
de Montmartre » ou en remplaçant le mot « Juif » par le mot
« Swing ». Une provocation qui en conduira certains directement au
camp d’internement à Drancy dans la cité de la Muette.
Marta Lewinsky se rend au
commissariat où un policier lui remet neuf étoiles. Trois par personne. Anna,
trop jeune, échappe à la distribution. Elle n’en est nullement froissée. Au
contraire, elle se distingue des autres. Ce qui n’est pas pour lui déplaire.
Marta entreprend donc de coudre sur les
vêtements cette fameuse étoile. Symbole de soumission et d’infamie. Elle devait
être cousue solidement. Seul Jozef semble prendre la chose plus à la légère. Il
en plaisante même. T’as vu, on dirait un shérif avec ça, disait-il un petit
sourire narquois aux lèvres.
Le sourire du premier jour va
s’estomper puis disparaitre complètement lorsque Jozef suit Josette, une camarade d’école, jusque
dans le jardin public du quartier, à deux pas de la maison. Une belle balançoire,
fraichement repeinte, offre un siège généreux qui attire le regard envieux des
deux enfants. Quoi de plus simple. Hop, la fillette soulève le loquet à bascule
du portillon. Au moment où elle effectue ce geste, elle recule légèrement afin
de lire l’écriteau accroché à la grille. Tiens ! Bizarre !
Pense-t-elle. Je n’avais jamais remarqué ça. Elle lit :
« Espace
interdit aux chiens et aux Juifs ».
-T’as vu ça
Jozef ?
Le garçon s’approche.
-Ben ça alors ! J’y
crois pas ! J’suis pas un chien !
-Pourtant, c’est bien
écrit !
-Et si j’y vais quand
même ?
La présence sans doute fortuite d’un
policier au coin de la rue, l’en dissuade aussitôt. Le garçon, profondément
vexé, feint de prendre cet avertissement à la légère. Il se rappelle les mots
de Monsieur Garagnon : Souvenez-vous
que dans la vie, il faut rester fidèle à ce que l’on croit. Sachez, plus tard,
rester des hommes libres…Défendez, par des moyens, petits ou grands mais qui seront les vôtres, ce bien précieux,
inestimable, cette liberté… Dans certains cas, il faut aussi savoir dire
« non ».
Il cède finalement.
-Pas grave ! Vas-y
toute seule ! Moi, je vais rentrer. Finalement, j’ai pas très envie de
faire de la balançoire…Pis la peinture est trop moche ! Je l’aime
pas ! Allez ! À bientôt Jo !
*********************************
...En passant à
hauteur de la rue du Croissant, il ne peut s’empêcher de penser à ce 31 juillet 1914 où, dans ce bistrot
situé à l’angle de la rue Montmartre, Jean Jaurès fut assassiné. Un peu plus
loin, à hauteur de la rue Brongniart, alors que son esprit n’avait pas encore
pris congé des souvenirs, un ordre précis déchire la nuit :
« Halt ! »…suivi du claquement sec, métallique, de culasses que
l’on manœuvrait. Il se retourne. Une patrouille de quatre hommes, venant sans
doute de la rue Notre Dame des Victoires, sort de l’ombre. L’acier des canons
des fusils capte le peu d’une lumière froide qui est parvenue à déjouer la
surveillance des réverbères.
Bogdan fait mine d’obtempérer et
lève les bras. L’idée de fuir lui traverse immédiatement l’esprit. La rue des
Jeûneurs et le Sentier sont là, à deux enjambées. Jouable ! pense-t-il.
Il
connait bien ce quartier du Sentier dans lequel vivent de nombreux Juifs et où
il se rend régulièrement afin de s’approvisionner en tissu de toutes sortes
dans de petites échoppes tenues pour la plupart par des vieillards aux barbes
de prophète. Semer ces doryphores nocturnes serait pour lui un jeu d’enfant,
mais il fallait trouver un moyen de détourner leur attention… Il joue la carte
de celui qui n’avait rien à se reprocher.
Très
sûr de lui, Bogdan affiche un air détaché, presque confiant. Il improvise sur
le champ un grand éclat de rire accompagné d’un mouvement de tête en relevant
le menton, puis déclare le plus naturellement du monde dans un Allemand quasi
parfait :
« Nun, lassen sie mich nur festhalten, ich würde niemals auf
eine Katze schießen…». (Laissez-moi juste vous affirmer que
moi, je ne tirerai jamais sur un chat).
Les soldats doublement surpris
par ce discours dans leur langue mais également par la présence d’un chat qu’ils
n’avaient pas remarqué, se retournent aussitôt…dans un bel ensemble.
«Was ?
Ein katze ? Who ?». (Quoi ? Un chat ? Où ?)
Bogdan en profite immédiatement pour
s’enfuir du côté de la rue des Jeûneurs dans laquelle il s’engouffre, poursuivi
par la meute vert de gris hurlant de rage. Là, sur la droite, un petit
immeuble, une porte cochère ! Vite ! Un coup d’épaule…Elle cède un
peu. Deuxième poussée, plus franche. Bogdan se retrouve dans le hall de
l’immeuble.
La porte rapidement refermée, il distingue, malgré
l’obscurité, parmi tous les objets hétéroclites entassés dans ce
bric-à-brac, là, sur la gauche, une
petite charrette les bras vides, désespérément tendus vers le ciel. Un
appel ? Une invitation ? Juste devant, une grande caisse en bois.
Sauvé ! Pas le temps de réfléchir. Il soulève la caisse et la renverse sur
lui. Il se tapit à l’intérieur et retient son souffle avec peine.
Au dehors, dans la rue, les
vociférations et les bruits de bottes n’arrêtent pas. Allées et venues
incessantes. Les façades des bâtiments se renvoient les jurons et les
injonctions. La nuit entière s’en trouve constellée : « Scheissjuden !…Verdammt !…
Bastard ! Öffne die tür !»…(Juif de merde ! Putain !
Salopard ! Ouvrez la porte !).
Les soldats furieux frappent les volets à coup de
crosses. Ils donnent des coups de pieds rageurs dans les battants en bois qui
restent clos. Personne ne bouge.
Personne ne réagit. Les appartements demeurent silencieux. La peur cloue sur
place les habitants qui se terrent, tremblants, terrorisés, enfermés, protégés
derrière leurs murs.
Soudain, la porte cochère ouverte
par Bogdan tout à l’heure, tremble et cède sous un solide coup de pied. Deux
hommes en armes font irruption dans la courette. « Chh !…Kein
lärm ! » (Pas de bruit !). Ils entreprennent de fouiller
méticuleusement l’espace. Entre les planches disjointes de la caisse, Bogdan
observe. Il retient sa respiration. Les soldats avancent progressivement,
méfiants. Les fusils interrogent l’obscurité qui ne laisse rien filtrer. L’un
des hommes, intrigué par cette masse sombre, s’approche à pas lents. D’un geste
du bras, il fait signe à l’autre de le rejoindre. Il susurre : « Kommt ! ».
Bogdan pense alors que sa cachette va être découverte.
De grosses gouttes de sueur déjà perlent sur son front et glissent le long des
tempes. Sa dernière heure allait-elle sonner ? Il se prépare mentalement à
affronter cette épreuve.
Reste calme Lewi ! Je voudrais bien prier mais
d’abord, ne pratiquant pas régulièrement, je suis sûr que lui, là-haut, ne fera
pas attention à moi…Je préfère penser à Marta. Où est-elle en ce moment ?
Que fait-elle ? Elle doit se faire un sang d’encre même si je lui ai dit
en partant que j’en aurai pas pour longtemps ! Ma chère Marta. Mon
amour ! Jamais je ne t’oublierai. Elle veillera sur nos deux enfants. J’en
suis sûr ! Jozef mon garçon, mon fils s’il m’arrivait quelque chose,
j’aimerais que tu puisses reprendre la boutique. Souvent tu m’as observé en
train de travailler. Parfois, tu m’as même aidé lorsqu’un tissu récalcitrant ne
voulait pas se tendre correctement. Je sais que tu n’aimes pas trop l’école et
que tu arrives bientôt à la fin de ton parcours d’élève…Et puis ta mère sera
contente de voir que tu prends ma suite. Ah ! Mon Jozef, j’allais oublier.
Si tu as des difficultés, va voir de ma part le vieux Joshua Berneim, au Sentier.
Tu le connais. Tu sais nous sommes allés souvent chercher du tissu chez lui. Vas-y
il t’aidera. Quant à toi, ma petite Anna, je souhaiterais que tu ailles le plus
longtemps possible à l’école…Que tu apprennes bien, que tu aies une bonne
instruction. C’est important l’école. Elle te donnera tout ce qui te permettra
d’affronter la vie, ses complications, ses peines mais elle te donnera aussi des
joies. Faut pas les oublier celles-là !…Et surtout, elle te fournira les
clefs pour acquérir, conserver et défendre ta liberté…Vis et demeure libre ma
fille ! Toujours ! Peut-être même que tu pourrais plus tard enseigner
cela à tes propres élèves ! Maîtresse ! J’aimerais tant ! Et
puis…Attends ! Juste une dernière petite chose…Tu sais, ton ours, celui
que tu as fabriqué avec mes chutes de tissu, je n’ai pas encore eu l’occasion
de te le dire, mais il est très beau. Très réussi. C’est un peu mon petit-fils.
Non ? Tu ne crois pas ? J’ai entendu ce que tu lui disais l’autre
jour quand tu n’arrivais pas à le coiffer correctement. Tu étais très exigeante
avec lui. Il faudra te montrer tout aussi exigeante avec toi. C’est important.
On ne peut pas exiger des autres ce que l’on est incapable de s’imposer à
soi-même…
*******************************
...
Dans
la cour, devant la porte de l’atelier, la famille Lewinsky est rassemblée. À
cinq minutes près, ils auraient pu échapper à la rafle. Trop tard. Ils sont là tous les quatre,
tremblant, avec le peu d’affaires qu’ils ont eu le temps de récupérer. Devant
eux, un fonctionnaire de police vérifie les identités pendant que d’autres font
de même auprès de voisins tirés de leur sommeil.
Anna se tient un peu en avant. Elle
serre contre elle son ours Misiek aussi mal attifé que d’habitude. D’ailleurs,
pourquoi aurait-il affiché une autre figure. Jozef, béret sur la tête, une
écharpe en laine grise nouée autour du cou, la main droite sur l’épaule de sa
petite sœur parait rêver. Les yeux perdus dans le vague, il semble malgré tout la
protéger. Il arbore presque fièrement son étoile. On peut rien faire de mal à
un shérif. Quant à Marta, le regard mouillé de larmes, secouée par des
sanglots, elle s’agrippe au bras de Bogdan
telle une naufragée qui se cramponne au radeau.
-Dis Lewi !
Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? Qu’est-ce qu’on va devenir ? Tu
vois quand je disais qu’ils étaient bien capables d’imaginer d’autres choses et
bien pire encore…Là, ce sont des policiers français qui vont nous conduire Dieu
sait où ? Des Français ! Y sont où les autres ? J’ai peur
Lewi ! J’ai peur !
-T’inquiète pas ma
chérie. Ils vont nous emmener pour revérifier notre identité et puis, quand ils
verront qu’ils n’ont rien à nous reprocher, ils nous relâcheront. C’est
tout ! On reviendra à la maison, c’est sûr ! Ne t’inquiète pas pour
si peu !
-Oui, mais les
enfants…Et puis, ce policier qui est venu l’autre soir, tu ne l’as pas trouvé
préoccupé ? On ne s’étonne pas devant ce qui est ou ce qui semble normal.
Il y a autre chose qu’on nous cache Lewi !
******************************
...
Vendredi
2 octobre 1942. Un soir comme les autres, entre douceur automnale et
crépuscule. Une petite villa de l’avenue des Vignes à Montfleury, près de
Grenoble. Il est aux environs de vingt heures trente. La nuit commence à
travestir chaque chose d’un anonymat propice en cette période trouble.
À l’intérieur de la maisonnette,
trois femmes : Alice, la mère et ses deux filles, Émilie et Lucile. Cette
dernière, plus jeune, élève au Lycée de jeunes filles de Grenoble, termine un
devoir de Français donné par son professeur de lettres, Marie Reynoard.
L’ainée, Émilie parcourt un exemplaire du
journal des Femmes Françaises d’août 42. Journal est un bien grand mot.
Feuille de chou serait sans doute plus adapté.
Elle s’adresse à sa mère.
-Dis,
maman ! Tu m’as bien raconté que la direction clandestine du Parti avait
engagé un travail militant auprès des femmes et que toi-même avais participé à
la création d’un Comité Féminin…
Alice relève les yeux de son livre. Elle
lit beaucoup Alice. C’est une vraie autodidacte qui avait, dès 1933 manifesté
son inquiétude face à la montée du fascisme. Sa clairvoyance et son érudition
avaient probablement été aiguisées par Auguste son époux décédé depuis deux
ans. L’homme, ancien chemisier et fabricant de jus de raisin était un esprit
curieux, admirateur de la nature à laquelle il vouait un véritable culte. Une
sorte de « visionnaire » de l’époque, qui préconisait une certaine
éthique de vie tout empreinte de sobriété.
Il était également, certains dimanches, un
zélé serviteur du culte Antoiniste et animait des séances de lecture dans une
salle rue Auguste Gaché à Grenoble. Il pensait que « l’homme pouvait atteindre la pleine conscience en se débarrassant de
l’illusion de la matière produite par son intelligence… ». Il revêtait
alors pour ses lectures une sorte grande cape noire, ce qui impressionnait
toujours les filles, obligées d’écouter le discours.
Alice, après avoir marqué un temps
d’arrêt, répond :
-C’est vrai ! Ces Comités
Locaux se
sont
regroupés en zone nord sous la direction de Danielle Casanova et dans notre
zone sud grâce à Simone Bertrand, une institutrice…Secrétaire du Comité Mondial
des Femmes de l’Isère. Un sacré bout de femme ! Fallait la voir lors des réunions ! Elle
aurait soulevé des montagnes.
-Et, elle fait partie de
la résistance je suppose…
-Bien
sûr ! Bien sûr ! Elle rend d’ailleurs de grands services. Mais
pourquoi me parles-tu de ça ?
-Ben
je découvre dans ce tract des idées proches des nôtres. Ecoute un peu :
« Seule
la défaite d’Hitler libèrera nos prisonniers. Cette défaite, nous pouvons, nous
devons la hâter…».
Et plus loin : « Femmes à
l’action ! Pour reprendre aux Boches ce qu’ils nous volent ! Soyons
solidaires avec les petits commerçants ! Rendez-nous nos
prisonniers ! Les barbares de l’ordre nouveau - la police française exécutant servilement les ordres de la
Gestapo a arrêté tous les Juifs âgés de 17 à 40 ans parmi lesquels de
nombreuses femmes et cela sans égards pour les enfants qui effrayés criaient et
s’accrochaient aux jupes de leur mère ».
-Tu
imagines ?
Soudain, la petite cloche suspendue sous
la passe du toit, s’agite…Qui peut bien venir ici à cette heure ? Les
regards des trois femmes se croisent. Interrogateurs. Alice se lève de son
fauteuil. D’un pas hésitant, elle se dirige vers le vestibule. Elle entrouvre
la porte d’entrée. Les deux filles autour de la table n’osent plus bouger. Lucile pose son
porte-plume dans l’encrier. Le regard d’Émilie se porte sur un mot, un seul
dans l’article qu’elle lisait. Elle ne
saurait pas expliquer pourquoi. Un mot qui fait peur. Un seul :
« Gestapo », même si ici, c’est pour le moment, la « Légion
Française des Combattants », la « LFC ». Elles tendent l’oreille
et retiennent leur souffle.
Dehors, en haut de l’escalier, trois
ombres se découpent devant le portail. Dans la pâle lueur distillée par une
lune pour le moins complaisante, Alice distingue deux adultes, un homme et une
femme accompagnés d’une silhouette plus petite qui se tient à leurs côtés. Une
petite fille vraisemblablement.
Alice grimpe les marches une à une. Qui ça
peut bien être ? Que veulent-ils ? Manger ? Boire ? À moins
que… Bah ! On verra bien ! Arrivée en haut, elle rechausse ses
lunettes correctement afin de mieux observer ces inconnus à travers le
portillon grillagé. C’est bien ça ! Un couple et une petite.
Lui, la quarantaine environ, assez grand, porte
une sorte de manteau dont le col est refermé par une écharpe. Elle, très élégante,
en manteau cintré, col en fourrure. Quant à la petite, elle s’accroche
fermement à la main de l’homme tout en
imprimant à son corps un mouvement oscillant de gauche à droite tout en
maintenant serré contre elle quelque chose qui avait dû appartenir à la famille
des ursidés il y a quelques temps.
L’homme s’adresse à Alice :
-Pardon Madame pour
l’heure tardive et surtout pour le dérangement…
-Oh ! C’est pas
bien grave vous savez !
-Nous venons de la part
d’un voisin…
Alice se souvient alors que le
commissaire Cavaz, habitant dans le quartier, un jour, lui avait demandé si
elle pouvait héberger une famille…
Elle avait évidemment accepté,
n’écoutant que sa générosité naturelle, toujours prête à aider son prochain
dans la difficulté. La date n’avait pas été choisie par hasard. Ce vendredi 2
octobre 1942, c’était le jour de la Saint Léger. Ce martyr du VIIè siècle,
évêque d’Autun avait eu les yeux brûlés et la langue coupée...Le commissaire avait
choisi ce symbole, en accord avec Alice. « Pas
vu ! Pas dit ! ». Alice se remémore tout cela aussitôt, mais en
ces temps troublés, il vaut mieux se montrer prudent.
-Oui, bien sûr !
Mais au fait, quel jour sommes-nous…Je me perds un peu ces temps-ci…
-Nous sommes le vendredi
2 octobre,
-Ça
je sais, mais…
-Le jour de la saint
Léger, si vous préférez ! Saint Léger…Pas vu ! Pas dit !
Déclic. C’est bien eux ! Pas de
soucis.
-Entrez !
Entrez ! Nous parlerons mieux à l’intérieur.
*******************************
.....
Avenue
des Vignes, comme ailleurs, l’hiver s’installe avec sa cohorte de bonnets et de
pulls en laine afin de lutter contre le froid. Barrières parfois illusoires
mais tout gaspillage est à prohiber. Le charbon devient rare. Il faut
l’économiser.
Anna monte parfois à l’étage et fait
la causette avec Alice. Quel plaisir pour elle d’accueillir cette enfant
toujours accompagnée de l’ours le plus fidèle de la terre : son cher Misiek.
-T’as vu Madame Alice
comme il a fait des progrès mon ours. Regarde ! Il se tient debout tout
seul. Papa Marek m’a dit qu’il faut toujours rester debout même s’il nous
arrive de vilaines choses. Si on tombe, on se relève toujours…Et hop ça
repart ! Moi, je sais que si des mauvaises choses arrivent, Misiek saura
me défendre. Je crains rien avec lui ! Tu sais, je l’avais déjà dit à mon
grand frère Jozef. Misiek, il est très fort ! C’est le plus fort du
monde ! J’suis sûre qu’il va le retrouver mon grand frère ! Tu verras
madame Alice !
-Quelle brave petite tu
fais ma belle ! Oui ! Tu as raison ! Garde bien ton ours près de
toi pour qu’il t’aide chaque fois qu’il le faudra.
-Ben
oui ! Et pis…Tu sais, papa Marek, il m’a montré la cachette l’autre
jour. Alors je suis entrée dedans…Je tiens debout, moi ! Et puis, maman
Iwona est venue aussi et papa Marek a refermé avec les bouteilles…On est resté
cachés un petit moment sans rien dire. Eux, ils étaient assis par terre. On
écoutait les bruits de la maison…ou de dehors. On jouait à deviner les bruits.
Je les trouvais tous…Et puis, Misiek a eu envie de faire pipi, alors on est
sorti. Bien obligés ! Il avait pas pris ses précautions. Pis j’en ai
profité aussi pour faire pipi…Papa Marek m’a dit qu’on rejouerait à se cacher,
un autre jour…J’aime bien ce jeu ! Faut surtout pas parler !
Même doucement ! Chut ! – elle pose son index sur la bouche en cul de
poule – Silence obligatoire jusqu’à ce que papa Marek donne la permission
!
-Tu sais, dans ce jeu, il faut bien obéir à
papa ou à maman…Tu l’expliqueras bien à Misiek… qu’il ne fasse pas de
bêtise ! Qu’il pense à faire pipi ! Il est peut-être encore un peu petit
tu sais !
-Oui ! Bien
sûr ! Mais, tu sais, il peut comprendre ! Bon, je vais redescendre.
*****************************
...
Nous
vivons une drôle d’époque n’est-ce pas brigadier ! On accorde une grande confiance
à la délation…N’est-ce pas ? Bon, je
vais faire le tour du propriétaire avec vous ! Je vous accompagne !
Je passe devant, vous permettez ! Commençons par ce premier niveau.
Les gendarmes ouvrent les portes des
placards. Coup d’œil rapide. Rien ! On va descendre au rez-de-chaussée
propose Alice. Attention aux marches. C’est raide ! Arrivés en bas, les
uniformes observent, ouvrent, referment…claquent les portes fouillent dans les
tiroirs. Rien ! Bredouilles !
Alice jubile.
-Alors, Messieurs ?
-C’est bon ! On va
y aller !
Au moment de quitter la pièce, le
regard du brigadier est attiré par quelque chose sous la table…
Il se baisse. Entre pouce et index,
il saisit vigoureusement un objet et le montre à Alice. Il monte aussitôt le
ton. Son visage s’empourpre. Ses mains tremblent. Il postillonne en
hurlant :
-Et ça, c’est
quoi ?
Ces mots résonnent jusque dans la
cave où sont cachés les trois clandestins. Iwona interroge Marek du regard. Ce
dernier baisse la tête…Merde ! Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?
Qu’est-ce que j’ai bien pu laisser trainer ? Je vois pas. Sourcils levés
et coup de tête inquisiteur en direction d’Iwona…qui répond par un haussement
d’épaules. Je ne sais pas…Les deux regards convergent alors vers Anna. A-t-elle
oublié quelque chose ? Misiek ? Non il est là ! Ouf ! Bon
sang, pourvu qu’il n’ait pas envie de pisser comme l’autre jour ! À part
l’ours, on voit pas ! Elle a bien regardé les images sur un livre de la
bibliothèque, mais je l’ai rangé, se rassure immédiatement Iwona. Et puis
c’était pas un livre « subversif ». Rien à craindre.
Pendant ce temps, dans le couloir
des pas se rapprochent. Les bottes désormais préoccupées, arrivent devant la
porte de la cave. Elles attendent. La question fuse :
-Et
là ? On peut entrer ?
La voix d’Alice tout à l’heure si
affirmée, se voile un peu.
-Là, c’est la cave ! Vous voulez voir
aussi ? Ben entrez ! Faites votre tour !
Le brigadier passe la tête par
l’ouverture. Coup d’œil circulaire. Un pas à l’intérieur…
-Et
là, au fond ! C’est quoi ?
-Ce
sont des bouteilles de jus de fruit…
Elle rajoute immédiatement :
-Un souvenir de mon défunt mari ! Il en
faisait commerce. Vous en voulez une, brigadier ? Elles sont encore bonnes
vous savez !
Elle fait un pas en direction du
casier à bouteilles. Entre deux jus de raisin, elle croise le regard sombre et inquiet de Marek. Elle plisse les yeux avec insistance. Laissez- moi
faire ! Ne bougez surtout pas !
-Non madame David. Nous
avons ce qu’il nous faut ! Par contre, je suis obligé de faire un rapport
et vous serez prochainement convoquée au commissariat de police à Grenoble pour
vous expliquer. D’ailleurs je remettrai au commissaire la pièce à conviction
que j’ai trouvée tout à l’heure, sous votre table.
*********************************
....
La
traction démarre dans un nuage de poussière et remonte à vive allure l’Avenue
des Vignes, laissant sur l’asphalte deux traces noirâtres. Une vraie bande de
tordus ! Des sauvages ! Bah ! Ils sont pressés de retrouver une
future proie ne peut s’empêcher de penser Alice qui vient de rentrer chez elle.
La voiture rejoint en trombe
la Grand Rue à La Tronche. Dans un crissement de pneus, elle pile à la hauteur
du numéro 143, juste en face de l’atelier du menuisier, Monsieur Simone et du
magasin du cyclo, Monsieur Col.
Les deux hommes s’engouffrent
dans l’allée du 143 puis redescendent aussitôt en gueulant pour se précipiter
dans le passage du 145. Leur cavalcade résonne jusqu’au second étage où les coups redoublés sur l’une des portes d’un
appartement résonnent jusque dans la rue.
-Ouvrez ! Pigner !
Ouvrez ! On sait que vous êtes là ! Ouvrez !
Soudain, devant un tel raffut, la
porte de l’appartement d’en face s’entrebâille…Un homme apparait. Petit,
chauve, portant moustache, il affiche un large sourire. Les deux hommes
interloqués l’apostrophent.
-Vous savez où est
Pigner ? On nous avait dit qu’il finissait son travail à l’hôpital vers
17h ! Vous l’avez vu entrer ?
-Ben non
messieurs ! Pourtant je surveille toutes ses allées et venues…Y a du
louche là d’dans ! J’vous l’dis, moi ! J’en faisais part tout
dernièrement au « sturmbannfürer » Otto Klinger…
Devant l’étonnement des deux miliciens,
l’homme croit bon de rajouter d’un air détaché :
-Oui,
on se
voit de temps en temps. Je
suis
fier de pouvoir vous apporter ma modeste contribution ! Les bons Français comme moi ne manquent pas.
Il faut débarrasser ce pays de ces vermines bolchéviques, des étrangers de tout
poil qui nous bouffent la laine sur le dos et surtout des résistants qui sèment
le discrédit sur toute une population majoritairement dévouée au Maréchal…
Le plus grand des deux hommes,
visiblement mal à l’aise face à cette diatribe jugée sans doute inappropriée
voire un peu excessive, coupe court aux explications.
-Vous pouvez nous en dire
plus sur ce Pigner ?
-Mais bien
sûr Messieurs ! Entrez donc ! On sera mieux à l’intérieur pour
causer.
Dans la salle à manger, accroché au
mur de la cheminée trône un portrait du Maréchal. Au-dessous, à chaque
extrémité de la tablette deux douilles de 75, parfaitement astiquées, séparées
par un sabre posé à plat sur le marbre bleu Turquin en disent long sur le passé
militaire du locataire.
-Au fait !
Messieurs, je ne me suis même pas présenté : Auguste Duport,
brigadier-chef, responsable de la première escouade du 3è peloton du 4è
régiment de Dragons en 1916. Membre actif de la Légion Française des
Combattants. Pour vous servir Messieurs !
************************************
.....
|