…« Paris.
XIVe arrondissement, entre loup et chien. Nuit
d’hiver. Interminable, comme toutes celles qui l’avaient précédée.
Personne ne pouvait deviner qui du loup ou du chien allait prendre la
suprématie sur l’autre. Personne ne pouvait imaginer qui, de
l’obscurité
finissante ou du jour renaissant, allait réussir à s’imposer. La lutte
était
rude. Le froid aussi.
Pourtant, un
homme arpentait déjà les rues
désertes. Un homme comme on en rencontre parfois. Entre deux âges. Rude
d’apparence mais dont on perçoit, sous la carapace toujours friable,
une
infinie tendresse. Un solitaire. Un naufragé de la nuit en quête de
havre. Il
se confondait presque avec la grisaille des murs
qu’il frôlait au passage tant il donnait l’impression de vouloir se
fondre avec eux. Il espérait ainsi leur ravir le peu de chaleur que
malgré
tout, ils étaient censés dégager. Il les
suivait de si près que son ombre, de loin, ne se remarquait plus. Elle
glissait
furtivement d’une façade à l’autre, entre passé et présent.
Immatérielle.
Fugitive. Elle n’existait plus. Elle était devenue sa chair. Elle était
l’homme. Elle n’était que l’ombre d’elle-même… ».
…« Sur
la petite place au bout de
la rue Delambre, le quartier s’était rassemblé. Il retenait son
souffle. Nez en
l’air, pieds dans la neige, regards scrutant les nues, chacun
attendait.
Respiration interrompue, suspendue aux caprices de Guillaume.
L’inquiétude se
lisait sur les visages aux
traits déjà durcis par plus de trois mois de siège. Chacun tentait de
deviner,
d’anticiper le point de chute des prochains obus en espérant
secrètement qu’ils
tomberaient un peu plus loin. Sur d’autres…Ne pas savoir, ne pas
connaître,
rend la désolation et la détresse plus supportables. Cela rassure même
lorsqu’on se sent impuissant. On a l’impression d’être moins
vulnérable… ».
…« Soudain,
émergeant derrière une
masse imposante de gravats, une main, dans la nuit, se dressa. Horrible
et
sublime apparition. Une main si fine, si blanche qu’il eût voulu la
prendre
dans la sienne pour la protéger, la réchauffer. Une main de femme…
Séraphin
Franjus demeura un instant interdit. Effaré. Aurait-il peur ?
Rochelais la
Fraternité en avait affronté d’autres ! « Vas-y
bonhomme ! De Dieu ! Pauvre femme !».
Cependant, il était incapable de bouger tant cette vision d’horreur
dans ce
champ de désolation le pétrifiait. Que faire ? Il n’arrivait pas à
surmonter son appréhension. De façon inattendue, la main frémit
légèrement,
comme un appel, puis les doigts commencèrent à se crisper. « Vite !
De Dieu ! Vite ! ». Le
charpentier sortit de sa torpeur. Il se baissa rapidement. Il entreprit
aussitôt de dégager le bras qui retomba mollement…».
…
« La petite dame qui gesticule à côté de Varlin, c’est Nathalie Le
Mel.
Une Bretonne. Elle travaille aussi dans la reliure et puis elle gère la
Marmite. C’est une syndicaliste, une révolutionnaire convaincue.
T’imaginerais
pas que ce petit bout de bonne femme, a obtenu l’égalité des salaires
entre les
hommes et les femmes dans la reliure, il y a déjà plusieurs
années ! Tu te
rends compte ! Alors que dans les autres professions les femmes
gagnent en
moyenne moitié moins que les hommes pour faire le même boulot !
Egalité
citoyen ! Egalité toujours et encore l’ami ! Allez, viens,
j’vais te
présenter… ».
…« Mouvements
de troupes dans la nuit. La lune, seul témoin de cette opération,
soutenait
modestement l’initiative. Des ombres furtives rasaient sans bruit les
murs de
la capitale. Qui pouvait les reconnaître au passage ? Elles se
fondaient
dans la grisaille. Elles fuyaient vers demain. Elles glissaient,
gigantesques,
chargées d’un immense espoir. Un rêve fabuleux avait pris corps. Percer
une
brèche dans cette défense allemande qui les étouffait depuis trop
longtemps. À
l’esprit de chaque garde national, jeune ou moins jeune, la même
volonté, le
même courage. Vaincre ! « Foutre
en l’air les Alboches ! » comme disait Franjus… ».
…« Tu
sais, dans le club qu’on est en train de constituer, il y
en a quelques-unes de cette
trempe…Anna Jaclard, par exemple ! Une Russe. Une
aristocrate s’il te
plaît ! (Elle ne rajouta pas « comme
moi », laissant à son interlocuteur le soin de le penser). Un tempérament aussi Anna ! Une idée fixe
chez nous toutes : nous élever au-dessus des hommes,
exiger
notre place au soleil, avoir droit de citer, sans parler de l’égalité,
déjà au
niveau des salaires. T’imagines, dans les campagnes, un homme gagne un
franc
par journée alors qu’une femme ne gagne que quarante centimes… à
la ville
c’est la même chose avec la quantité de linge confectionné dans les
couvents…En
conclusion, je vaux moitié moins que toi ! Eh oui, la
Fraternité ! On se bat pour être considérées autrement que comme
des
ménagères ou des courtisanes… ».
…« Devant
le bâtiment abritant la
cantine municipale, au centre de la petite place, au bout de la Rue
Delambre, le 22 février 1871…
« Demandez
l’ « Cri du Peuple » ! Premier numéro ! L’ Cri du
Peuple ! Cinq colonnes pour un sou seulement ! L’ cri du
peuple ! Demandez !... »
Un petit crieur de journaux
s’époumonait au milieu du carrefour. Il allait d’une rue à l’autre,
avançait,
reculait, pivotait sur un pied puis repartait apostrophant les
passants : « Demandez ! L’ Cri du
Peuple !...Un sou ! Un sou seulement !». Manège
bien
réglé. Chorégraphie qui ne laissait rien au hasard. Dans la main
droite, bras
bien tendu, il arborait fièrement le premier numéro de ce journal. Son
bras
gauche, replié devant lui supportait, bien rangés, tous ses espoirs de manger un peu aujourd’hui. « Demandez !
L’ Cri du
Peuple !...Un sou ! Un sou seulement !»…Cette
vingtaine
de quatre pages, s’il les vendait, lui permettrait peut-être de passer
chez le
boucher, pour acheter s’il en croyait la pancarte accrochée au-dessus
de
l’étal, un peu de « viande canine et féline »…Seul le premier
mot
comptait pour lui : « viande ». Les autres n’étaient
qu’accessoires… ».
…« Les
Versaillais progressaient. Inexorablement.
Le canon façonnait les rues, Il les labourait. Il démantelait le peu
d’organisation des Fédérés. Il ruinait les espoirs de vivre des
lendemains plus
justes. Plus humains. La conquête du ciel s’éloignait. La répression
gangrenait
toute envie d’avenir. Sur les pavés la mort semait ses cadavres. Une
curieuse
moisson se préparait. Dans les caniveaux, au mitan des chaussées un
liquide
rougeâtre s’insinuait entre les pavés. Le sang des Fédérés et celui des
Versaillais lentement se mêlaient. Rouge espoir. Rouge devoir. Rouge
souffrance… ».
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